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En Argentine, l’isolement n’est pas silencieux

Dénonciation des violences sexistes : une mobilisation qui ne faiblit pas

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Bandeau :Casta Diva Buenos Aires (vimeo.com/402305394)

Au cours des dernières années, les Argentines n’ont cessé de faire entendre leurs voix pour dénoncer les violences faites aux femmes. L’isolement forcé n’a pas sonné le glas de la mobilisation.

Pour clore la Journée internationale des femmes à Buenos Aires, une foule s’est déversée le 9 mars sur les pavés de l’avenue de Mai, l’importante artère qui relie le palais présidentiel au parlement. Composée en grande majorité de femmes chantant, dansant, scandant les slogans Ni una menos (« Pas une de moins »), Vivas nos queremos (« Vivantes nous nous voulons »), elle revendiquait « une éducation sexuelle pour décider, des contraceptifs pour ne pas devoir se faire avorter, la légalisation de l’interruption volontaire de grossesse pour ne pas mourir ».

Ces mots d’ordre percutants reflètent bien la lutte des Argentines ces dernières années. S’y joignent un cri d’alarme face aux féminicides et la réclamation d’une loi pour la dépénalisation de l’avortement et en faveur de l’interruption volontaire de grossesse.

Ce fut le dernier défilé populaire en Argentine avant le confinement obligatoire et rigoureux imposé depuis le par le gouvernement du président Alberto Fernandez pour se protéger de l’arrivée de la COVID-19 en cette fin d’été de l’hémisphère Sud. Chacun chez soi. Avec tout ce que cela implique de paralysie de l’économie et de situations sociales et familiales inédites qui se sont rapidement révélées. Parmi d’autres, la violence intrafamiliale, notamment envers les femmes.

Selon l’ONG Casa del Encuentro (Maison de la rencontre), le pays a enregistré 299 féminicides en , soit 10 % de plus que l’année précédente (273). Et, les trois premiers mois de , ils ont atteint la proportion d’un par jour. La plupart de ces crimes ont lieu au domicile des victimes et sont commis par des partenaires ou des ex-partenaires. C’est dans ce cadre inquiétant qu’a débuté la quarantaine : des femmes trop souvent obligées de vivre confinées, nuit et jour, sous le même toit que leur agresseur.

Les alarmes ont vite retenti

La ministre de la Justice, Marcela Losardo, reste à l’affût : « On constate une augmentation du nombre de plaintes concernant les agressions à l’égard des femmes. Nous savons que les situations de violence conjugale peuvent se multiplier dans le cadre de cet isolement social. C’est pourquoi il est important de renforcer le fonctionnement de tous les mécanismes publics de prise en charge des victimes. ».

Raquel Ascensio, coordinatrice de la Commission des questions de genre au ministère de la Défense, ajoute : « l’anxiété et les difficultés économiques générées par cette quarantaine sont un terrain fertile pour une intensification de la violence sexiste ».

Les statistiques officielles indiquent que les appels visant à dénoncer la violence envers les femmes dans la province de Buenos Aires – qui concentre 37 % des 44,5 millions d’habitants en Argentine – ont augmenté de 60 % depuis l’instauration de l’isolement obligatoire. Huit plaintes sur dix émanent de femmes victimes de mauvais traitements dans leur foyer. Plus inquiétant encore, au cours des deux premiers mois de confinement, plus de 50 féminicides ont été recensés dans le pays. Face à cette réalité, le gouvernement a autorisé les femmes – mais aussi tout membre de la communauté LGTBIQ+ – à rompre l’isolement social, préventif et obligatoire afin d’aller au commissariat « seules ou avec leurs enfants » dénoncer les actes de violence qu’elles subissent.

Les femmes et les personnes de la communauté LGTBIQ+ victimes de violence peuvent téléphoner ou se présenter à la pharmacie pour demander un « masque rouge », un code que le professionnel interprétera pour signaler le cas aux forces de l’ordre.

À ce sujet, Genoveva Cardinali, procureure spécialisée dans la violence sexiste, se réjouit que « les femmes agressées téléphonent à un numéro gratuit. Les voisins appellent beaucoup aussi. On peut voir que la société est plus attentive. Ou bien est-ce que le silence est maintenant si profond que nous entendons tout ce qui se passe chez nos voisins, et qu’heureusement, les gens donnent l’alerte? »

« Nous ne devons pas hésiter à dénoncer les violences. Aucune femme ne restera sous le même toit que son agresseur », précise-t-elle. Elle énumère quelques mesures de protection : l’agresseur est exclu du domicile s’il y a cohabitation ou est interdit d’approche; la femme reçoit un bouton d’alerte; l’agresseur est placé en résidence surveillée dans un autre logement avec un bracelet électronique.

D’autres initiatives sont également mises en place. Un protocole a ainsi été établi pour les femmes et les personnes de la communauté LGTBIQ+ victimes de violence et qui sont empêchées de porter plainte. Elles peuvent téléphoner ou se présenter à la pharmacie pour demander un « masque rouge », un code que le professionnel interprétera pour signaler le cas aux forces de l’ordre.

De même, un « appel des féministes contre l’augmentation alarmante de la violence masculine » a été lancé. Un message « pour nous rappeler que nous ne sommes pas seules, que la loi doit être rigoureusement appliquée, que l’accès à la justice doit être garanti et que tous les domaines de l’État doivent y participer ».

Une mobilisation que la militante féministe Virginia Franganillo n’hésite pas à qualifier de « révolution en marche ». « Dans les résidences des classes moyennes de Buenos Aires, il y a des femmes qui osent crier quand elles sont en danger et elles sont nombreuses à appeler la police. Nous devons vivre cela comme une formidable avancée pour la société, qui est issue d’une longue histoire du mouvement des femmes, renforcé par Ni Una Menos. Dans les quartiers populaires, dans les banlieues et dans les couches sociales précaires circule la proposition suivante : “Les voisins, nous prenons soin des voisins”. Dans ce dispositif se trouve la valeur de cet impressionnant réseau communautaire. »

Par ailleurs, un groupe de réalisatrices argentines a lancé la campagne La quarantaine ne gèle pas vos droits, pour sensibiliser la population aux violences sexistes et encourager à les dénoncer. « Nous parlons de santé physique et aussi de santé mentale. Avec ce message, nous voulons rappeler aux femmes qui vivent dans des environnements violents que nous sommes attentives, que notre cause continue parce qu’elle est juste et valable dans tous les contextes historiques », expliquent-elles. Et le collectif d’inviter toutes et tous à crier haut et fort : Aislamiento no es silencio, « L’isolement, ce n’est pas le silence ».

Édition ⬝ Juin et Juillet 2020