Alors qu’au 1er avril 2020, les Nord-Irlandaises pensaient avoir enfin accès à l’interruption volontaire de grossesse (IVG), elles ont dû attendre neuf jours pour profiter de ce service. Période pendant laquelle, elles devaient toujours voyager vers l’Angleterre pour avorter, une situation compliquée en contexte d’épidémie.
Une femme, munie d’une paire de jumelles violettes, s’agite dans tous les sens. Le dessin semble un brin naïf, mais sa légende le rend percutant : « À la recherche de services d’avortement accessibles et sûrs. En Irlande du Nord, nous n’avons rien trouvé. »
Naomi Connor publie ce message sur Twitter le 2 avril. La co-organisatrice de l’association Alliance for Choice réclame l’accès à l’IVG en Irlande du Nord. Si la
province britannique a légalisé l’avortement le 22 octobre 2019, ce service devait être disponible le 1er avril 2020. Il faudra cependant attendre neuf jours pour que les Nord-Irlandaises puissent s’en prévaloir.
« Huit heures de ferry »
Jusqu’à l’application de la loi décriminalisant l’IVG, les
femmes sont obligées de voyager vers l’Angleterre pour avorter – les frais
étant remboursés par le gouvernement britannique. « Comment peut-on leur
demander d’aller à Manchester alors que la population doit rester
confinée? »
s’emporte Naomi Connor. Début avril, l’Irlande du Nord atteint
le pic de l’épidémie et les liaisons aériennes
s’en retrouvent fortement perturbées. « Il y a un vol par jour à
destination de Manchester ou Liverpool, mais, souvent, les voyages sont
annulés. »
. La crise sanitaire plonge les femmes qui veulent interrompre
leur grossesse dans une situation précaire.

Naomi Connor, co-organisatrice de l’Alliance for Choice
« Leur unique option? Rester enfermées huit heures dans un ferry pour se rendre dans une clinique »
, dénonce la militante. Sur le bateau, ces femmes traversaient la mer d’Irlande seules. Avec la COVID-19, impossible d’être accompagnées par un proche. Une fois arrivées à Manchester, elles doivent se jeter dans un taxi qui les mènera à la clinique. Faute de logement sur place, des voyageuses sont contraintes de faire l’aller-retour en une journée. « Aucun hôtel ne pouvant les accueillir, les patientes prennent la première pilule à la clinique et la seconde à bord du ferry, où la fausse-couche a parfois lieu »
, soupire Naomi Connor, qui peine à masquer son indignation.
Pendant une semaine, la militante féministe interpelle le ministre de la Santé nord-irlandais, Robin Swann, sur les réseaux sociaux. Chaque jour, elle caresse l’espoir qu’on autorise les médecins à pratiquer l’avortement, comme le prévoit la loi. En réponse aux critiques, le responsable politique décrit une situation « urgente et délicate » qui doit faire l’objet d’une discussion avec tout l’exécutif. En coulisses, les négociations coincent du côté du Parti unioniste démocrate (le DUP), dirigé par la première ministre, Arlene Foster. Cette dernière a toujours affiché une position anti-avortement.
« Situation intenable »
Progressivement, les médias anglophones s’emparent de la
nouvelle. « L’accès à l’avortement n’a jamais été aussi compliqué depuis 50 ans »
, déclarait le 6 avril, à l’agence de presse Reuters, Emma Campbell, la co-directrice de l’Alliance for Choice. Mais l’exécutif
nord-irlandais ne bronche pas en dépit des alertes lancées par les organisations pro-choix. « La situation devenait intenable. La première semaine d’avril, deux femmes ont tenté de mettre fin à leurs jours »
, déplore Rachael Clarke, membre du British Pregnancy Advisory Service (BPAS).
Cette organisation britannique fournit des services
abordables pour prévenir ou interrompre les grossesses non désirées au moyen de la contraception ou de l’avortement. Quelques jours avant que le gouvernement donne son accord à l’IVG, Rachael Clarke n’y croit plus : « C’est difficile de savoir ce qu’il va se passer. Nous avons peu de raisons d’espérer le meilleur. »
Pour pallier l’inaction du gouvernement, la directrice du
BPAS, Ann Furedi, annonce la mise en place d’un service de télémédecine pour les femmes souhaitant avorter. L’organisation propose aussi la livraison de pilules abortives au domicile de la patiente. C’est un premier soulagement avant la délivrance.
La volte-face de l’exécutif nord-irlandais
Le 9 avril 2020. Sur Twitter, la Toile s’agite et les
militant·e·s attendent la prochaine allocution du ministre nord-irlandais de la Santé. Quelques minutes plus tard, Robin Swann donne son feu vert au personnel médical, qui peut pratiquer l’avortement. « C’est une victoire importante pour les femmes »
, se réjouit Grainne Teggart, membre d’Amnesty International en Irlande du Nord. Cependant, elle garde la tête froide, consciente que la bataille est loin d’être terminée. Si les services sont devenus accessibles aux femmes, l’IVG médicamenteuse à domicile pendant la
crise du coronavirus leur a été refusée.
« Jusqu’en 2008, un très petit nombre de député·e·s nord-irlandais·e·s se déclarent pro-choix. Au début, la majorité qualifiait les femmes d’égoïstes lorsqu’elles réclamaient le droit à l’avortement. »
« Elles sont obligées de se déplacer à la clinique pour prendre leur première pilule.
Pendant l’épidémie, c’est une prise de risque supplémentaire »
, juge
Grainne Teggart. Selon la loi nord-irlandaise, la première gélule, la
mifépristone, qui met fin à la grossesse, doit être avalée dans l’établissement
hospitalier. La deuxième, appelée « misoprostol », peut être prise à
la maison. « Dans les autres provinces britanniques, comme en Angleterre,
les femmes ont accès à l’IVG médicamenteuse à domicile. Là-bas, la législation
a été aménagée dès le début de la pandémie. On devrait bénéficier de la même
possibilité ici. »
« L’Irlande du Nord longtemps l’une des pires régions où avorter »
Comment expliquer l’inaction de l’exécutif nord-irlandais au
sujet de l’avortement? « Des membres du gouvernement à Stormont ont tenté d’utiliser l’épidémie pour retarder l’accès à l’IVG »
, accuse Paula Bradshaw, députée du Parti de l’Alliance (centre). Cette femme politique affirme qu’aucune
raison logistique ne justifie le report de l’application de cette la loi.
« Au total, 90 % des infrastructures étaient opérationnelles et nous
disposions du matériel nécessaire. »
. Sans excuser le gouvernement, la
docteure Fiona Bloomer, chercheuse à l’Université d’Ulster, estime qu’il
« a été aveuglé par l’ampleur du coronavirus, trop occupé à essayer
d’endiguer l’épidémie »
.
À Stormont, où siège l’Assemblée nord-irlandaise, le droit à
l’IVG n’a jamais figuré en tête des priorités. « Pendant 10 ans, l’Irlande
du Nord était l’une des pires régions où avorter
en Europe »
, souligne la spécialiste. Celle-ci revient sur
l’évolution du débat à ce sujet : « Jusqu’en 2008, un très petit
nombre de député·e·s nord-irlandais·e·s se déclarent pro-choix. Au début, la
majorité qualifiait les femmes d’égoïstes lorsqu’elles réclamaient le droit à
l’avortement. »
Progressivement, les partis politiques changent leur
discours. Tous sauf le DUP. « Des membres souhaitent s’aligner avec sur
les pro-choix, mais le poids de la hiérarchie est important »
, déclare la
chercheuse. Heureusement, si quelques obstacles persistent, les
Nord-Irlandaises ont aujourd’hui accès à l’IVG. Elles peuvent enfin poser leurs
jumelles.