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Valérie Pisano : aux premières loges d’une révolution

L’intelligence artificielle au service du monde

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Bandeau :Photo : © Benedicte Brocard

« Mon père est un immigrant italien. Il est arrivé ici tard, dans la vingtaine, avec 20 $ en poche, sans parler anglais ni français. Il voulait refaire sa vie, faire plus. Ça a été la toile de fond de mon enfance, “tu décides ce qui est important pour toi et tu agis en conséquence pour y arriver”. »

Valérie Pisano a grandi avec cette certitude : « tout est possible ».

L’école a été le prolongement de la famille, elle s’y fixait des objectifs qu’elle atteignait en y consacrant les efforts nécessaires. « J’avais une grande éthique de travail et l’effort était très encouragé chez nous. » C’est aussi à l’école que s’est révélé ce qui allait devenir le fil conducteur de sa vie : une grande sensibilité à l’injustice. « Je faisais des campagnes de financement pour des causes, je m’investissais à rendre le monde meilleur. »

Elle a vu qu’elle pouvait changer les choses.

Mais elle ne savait pas trop ce qu’elle allait faire plus tard, ne caressait pas le rêve de devenir astronaute ou professeure. À la question « qu’est-ce que tu veux faire plus tard? » sa réponse « changeait aux deux semaines ». De toute façon, peu importe le boulot qu’elle aurait nommé, jamais elle n’aurait mis le doigt sur celui qu’elle occupe, zéro chance.

Derrière la machine, l’humain

Valérie Pisano est architecte de l’intelligence artificielle. En fait, depuis 2018, elle tient les rênes de l’institut Mila, fondé par Yoshua Bengio, un précurseur mondial en apprentissage profond depuis le début des années 1990. Il a été un des premiers à comprendre l’ampleur des bouleversements que la technologie allait provoquer, un des premiers surtout à entamer une réflexion planétaire pour en dessiner les contours.

Mila, l’Institut québécois d’intelligence artificielle, est aujourd’hui « le plus grand centre de recherche universitaire en apprentissage profond du monde », peut-on lire sur son site Web, avec « pour mission d’être un pôle mondial d’avancées scientifiques qui inspire l’innovation et l’essor de l’IA au bénéfice de tous. »

À sa tête, Valérie est donc aux premières loges de cette révolution dans laquelle le monde est entré, sans savoir à quel point il en sortira transformé. « On est aux premiers jours de cette révolution qui n’est pas comparable aux révolutions passées par sa vitesse. Ce qui est certain, c’est qu’on a dépassé un point d’inflexion, on aura un monde avec l’intelligence artificielle. »

Qu’est-ce qui va changer? « Tout va changer », lâche la présidente et cheffe de la direction, qui fait le constat que « de façon pragmatique, certaines professions n’existeront plus : ce qui touche aux idées, au langage, à la production de contenu. Le travail des avocats, des journalistes, des gens qui sont en marketing, en communications sera très différent ».

À la question « qu’est-ce que tu veux faire plus tard? » les enfants rêveront d’autres choses.

Le jour de notre entrevue, le 15 février, Valérie Pisano était monopolisée par une conférence de trois jours pour parler de l’humain derrière la machine. « C’est une des premières conférences où on aborde la question de l’intelligence artificielle par rapport aux droits de la personne. C’est une super conversation avec des sommités d’un peu partout dans le monde pour qu’on n’arrive pas à un système qui discriminerait des gens, qui créerait encore plus d’inégalités. »

L’actualité en a livré récemment un bel exemple, un dossier de La Presse où on apprenait que des entreprises embauchent des milliers de travailleuses et travailleurs dans des pays défavorisés, à des salaires de misère, pour nourrir cette « intelligence » en la gavant entre autres d’images et de photos pour qu’elle arrive à reconnaître ce qu’elles contiennent.

Valérie se réjouit de voir la vitesse à laquelle tous les milieux se concertent pour contrer d’éventuelles dérives de la technologie. « Pour la crise climatique, la mobilisation a été plus longue, alors que déjà, pour l’intelligence artificielle, c’est au sommet de l’ordre du jour. » Pour elle, il est fondamental de ne jamais perdre l’humain de vue.

Orchestrer les communautés

Et c’est pour rendre le monde meilleur – au moins plus juste – qu’elle a accepté d’embarquer dans l’aventure Mila, alors qu’elle s’y connaissait beaucoup plus en « systèmes humains » qu’en technologie. « J’ai vu que l’intelligence artificielle offrait d’extraordinaires promesses dans un monde qui ne va pas super bien et qui a besoin d’aide. »

« On est aux premiers jours de cette révolution qui n’est pas comparable aux révolutions passées par sa vitesse. Ce qui est certain, c’est qu’on a dépassé un point d’inflexion, on aura un monde avec l’intelligence artificielle. »

Mère de trois grandes filles, « éternelle optimiste », elle ose rêver d’un « système où l’humain serait plus heureux ».

Pour y arriver, elle agit comme une cheffe d’orchestre devant des musiciens qui sont en train de composer une nouvelle symphonie, en laissant émerger les idées. Elle se voit davantage comme une « architecte de communautés » pour que les gens travaillent ensemble, mais surtout dans la même direction.

Une direction qui s’inscrit, évidemment, dans celle du professeur Yoshua Bengio, qui agit comme directeur scientifique chez Mila. « Avant d’accepter la présidence de Mila, je l’ai rencontré, je voulais connaître ses valeurs. J’ai vu chez lui de l’humilité, de l’éthique », si chère pour elle. « Je savais qu’il parlerait franc et j’ai voulu qu’il soit entendu. »

Si la marche de l’intelligence artificielle ressemble plus à une course, elle déplore que celle des femmes semble parfois piétiner. « Certaines choses m’encouragent, il y a une plus grande inclusion, une plus grande diversité, on crée des environnements qui sont plus favorables, mais… mon doux seigneur que le progrès est lent! »

Titulaire d’une maîtrise en économie appliquée de HEC Montréal, cette fille d’entrepreneurs est visiblement emballée par la mission de Mila. « C’est une extraordinaire occasion de participer à la création de quelque chose d’ambitieux, et ce, à quelques mètres du Mile-Ex, dans la Petite Italie », à Montréal, où Mila a emménagé en 2019.

À quelques mètres d’où, petite, Valérie allait avec son père, sa mère et sa jeune sœur. « Il y a le Caffè Italia, où mon père prenait toujours son café. Il y a Milano, où on venait le samedi matin pour acheter ce qu’on ne trouvait pas ailleurs. C’est une façon de rester ancrée dans ma famille, mes ancêtres, mes valeurs. Les jours où c’est plus difficile, je vais faire un petit tour sur Saint-Laurent… »

Pour se rappeler que tout est possible.

En complément

En septembre 2023, le Conseil du statut de la femme rendait public l’avis Intelligence artificielle : des risques pour l’égalité entre les femmes et les hommes.

Conseil du statut de la femme : L'égalité à coeur un Québec fier de ses valeurs 8 mars

Titulaire d’un diplôme d’études collégiales en art et technologie des médias du cégep de Jonquière et d’un baccalauréat de l’Université Laval, Mylène Moisan est journaliste au quotidien Le Soleil depuis 1999. Elle y signe depuis 2012 une chronique suivie par des milliers de lectrices et lecteurs. Elle y raconte des histoires singulières, variées, qui touchent à la fois les gens et la société dans laquelle nous vivons. De 1994 à 1996, elle a travaillé comme journaliste à Toronto pour l’hebdomadaire francophone L’Express, puis à la chaîne télévisée TFO pour l’émission d’affaires publiques Panorama.