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Injonction à vieillir jeune : un futur proche en perspective

Réflexions d’une féministe… qui prend de l’âge

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Bandeau :Photo : © David Bazo (unsplash.com)

Je vieillis.

Je suis féministe.

Je vieillis et je suis féministe.

Ces deux constats, mis ensemble, me cassent la caboche de contradictions presque quotidiennement. Ne suis-je pas en train de nourrir le patriarcat capitaliste quand je me badigeonne allègrement le visage d’une énième couche de crème antiâge hors de prix pour tenter d’effacer les nouveaux signes du temps sur ma peau?

Ne suis-je pas en train de piétiner mes principes d’autonomie corporelle et d’empowerment féminin quand, malgré ma bonne volonté, je juge une amie qui cède aux injections – tout en jalousant férocement son front parfaitement lisse?

Ne suis-je pas en train de ruiner toutes ces années de travail pour déconstruire les standards de beauté eurocentristes, violents, inatteignables que la société m’a vissés dans la tête quand je rougis de plaisir lorsqu’on me dit que je ne fais pas mon âge?

Alors que je prends ma pilule de collagène censée rendre mes joues plus rebondies d’une main et que, de l’autre, je me tape dans le dos de refuser de me raser les jambes pour ne pas céder aux injonctions patriarcales de beauté, je n’en suis pas à une incohérence près.

C’est pourquoi le livre Qui a peur des vieilles? de la journaliste et romancière Marie Charrel m’a profondément touchée.

Paradoxal

© Éditions Les Pérégrines

Dans l’intro, la journaliste raconte être sortie en courant du bureau du dermato, lignes noires d’intervention au visage, quelques secondes avant qu’il sorte ses seringues. Elle dit avoir eu l’image de sa grand-mère – sa belle, vibrante, libre et ridée grand-mère – la regarder vouloir combler ses rides et lui dire : « Tu n’as pas honte? » À 37 ans, elle s’est sauvée, inchangée, ride du lion sillonnant son front. Ç’a résonné fort pour moi.

« […] la société (c’est-à-dire nous tous) n’est pas à une contradiction près. Elle vieillit, mais vénère une jeunesse qui lui ressemble de moins en moins. Elle nous enjoint à nous accepter telles que nous sommes mais aussi, à rentrer dans la norme. Elle prie les femmes de ne pas tricher, de se montrer authentiques, mais elle survalorise celles qui savent rester minces, jolies et paraître jeunes », peut-on lire dans le puissant essai de la journaliste.

Jointe sur Zoom, elle me dit : « Je vis aussi, comme presque toutes les femmes, avec ces contradictions. Il est difficile de s’en libérer, comme on est jugées sur notre apparence dans une panoplie de domaines, notamment dans la sphère professionnelle. »

Isabelle Wallach, anthropologue, professeure en sexologie et membre de la Chaire de recherche sur le vieillissement et la diversité citoyenne de l’Université du Québec à Montréal (UQAM), ajoute : « C’est un travail au quotidien, comme on est tellement bombardées d’images qui valorisent la jeunesse. C’est une posture presque politique – même pour les femmes aux valeurs féministes qui ont cette volonté de déconstruire les injonctions sexistes, âgistes. Il peut y avoir un décalage entre nos valeurs, notre discours critique et nos émotions. » Bingo.

Deux poids, deux mesures

C’est que les conséquences sociétales du vieillissement sont bien différentes chez les hommes et les femmes. Même si les hommes sont aussi victimes d’âgisme, les femmes, elles, doivent en plus faire face à une bonne dose de sexisme. « Pour les femmes, vieillir est plus cruel, plus douloureux, plus difficile. La palette de leurs possibles se rétrécit », écrit Marie Charrel.

En plus d’être invisibilisées et discriminées dans presque toutes les sphères, les femmes d’un certain âge sont l’objet de nombreux stéréotypes : on les dit frigides, peu désirables, dépassées, périmées. On les marginalise, on les met de côté, on les ridiculise, on les appauvrit.

En bref, socialement, la valeur des femmes réside avant tout dans leur beauté et leur jeunesse. Devant ce constat difficile et peu reluisant, comment entrevoir le vieillissement avec joie, avec acceptation? Est-ce que c’est même possible?

« Oui – quand on y réfléchit un peu et qu’on cherche des modèles de femmes qui sont détachées de ces injonctions-là, qui continuent de construire, de créer. Ça donne envie de vieillir – beaucoup plus que ce qu’on peut voir dans les médias », dit Marie Charrel.

Liberté de choisir

Isabelle Wallach, membre de la Chaire de recherche sur le vieillissement et la diversité citoyenne de l’UQAM

Devant cette dure résistance sociale au vieillissement, il est difficile de juger les femmes qui ont recours aux outils qui s’offrent à elles pour avoir l’air jeunes le plus longtemps possible. Est-ce vraiment différent que de se maquiller pour sublimer les traits de son visage, par exemple, ou de s’épiler, pour entrer dans les normes sociales acceptables de beauté – et tenter de s’éviter les conséquences nombreuses d’être en marge de celles-ci?

« Le plus important, c’est l’agentivité et l’autodétermination des femmes, et qu’elles s’accomplissent dans leur rapport à la vieillesse. Lutter contre les signes de vieillissement peut, pour certaines femmes, être une façon de reprendre du pouvoir. Il est important de ne pas tomber dans une dichotomie, dans une position de jugement », dit Isabelle Wallach.

Marilyse Hamelin, journaliste et autrice qui a dirigé le collectif 11 brefs essais sur la beauté, paru en 2021, appuie ce propos avec son expérience. « Dans le passé, j’ai joué avec le botox, les crèmes antiâge, tout ça. Aujourd’hui, mon rapport au vieillissement a changé. Je me laisse toutefois la liberté d’expérimenter, de changer d’idée, tout en continuant ma réflexion sur la question et sur mes contradictions », affirme-t-elle, faisant écho à ma propre pensée.

Piano, piano

Ce que je constate c’est que vieillir vient aussi avec son lot d’avantages – quoi qu’en dise la société. Il existe une marge énorme entre la vieillesse féminine qu’on imagine collectivement et celle qui existe pour de vrai, qui est actualisée par des femmes pleines de vitalité, d’expérience, de désirs.

« Il y a une liberté qui s’installe avec les années, dit Marie Charrel. Les femmes savent ce qu’elles valent, ce qu’elles veulent. Elles n’ont plus à faire leurs preuves. Elles n’en ont plus rien à secouer du regard des autres. »

Isabelle Wallach arrive au même constat. « En général, en vieillissant, les femmes se concentrent sur ce que leur corps leur permet d’accomplir, sur leur santé, plutôt que sur ce dont elles ont l’air. Il y a comme un lâcher-prise, une indulgence envers elles-mêmes qui s’installe. »

À 32 ans, je ne suis pas encore arrivée à cette douce liberté. Laisser couler le temps avec acceptation et sérénité est difficile. J’y travaille, tranquillement. De voir, d’entendre, de discuter avec de vieilles femmes qui continuent d’apprendre, de désirer, de vivre avec force, passion et sagesse m’aidera certainement à entrevoir l’avenir sous un nouvel angle.

La perspective d’un futur où j’ai le temps de m’incarner, de m’accepter, de changer, d’évoluer, de me transformer au fil des années me fait un bien fou. Et repousse – pour un moment, peut-être pour tout le temps – mon envie d’effacer les traces de mon existence remplie de paradoxes sur mon corps imparfait. Une perspective qui me permet de vivre, juste vivre.