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Le prendre soin, l’affaire de toutes… et tous

Un devoir d’équité

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Bandeau :Photo : © Ionela Mat (unsplash.com)

Elles sont infirmières, aides-soignantes, préposées aux bénéficiaires. Ce sont aussi des mères, des grands-mères, des bénévoles et des proches aidantes. Elles prennent soin des autres, souvent dans l’ombre. Encore aujourd’hui, elles sont majoritaires à accompagner les personnes âgées, parfois jusqu’au dernier souffle. Devant une population québécoise vieillissante, les femmes peuvent-elles, à elles seules, porter le poids de l’accompagnement des aîné(e)s?

Prendre soin d’autrui est très valorisant. Mais lorsque ce soin n’est plus un choix, qu’il représente une charge mentale et physique et qu’il appauvrit, peut-on en dire autant? Le vieillissement de la population accroît cette pression, chaque jour. Quelles sont les implications et surtout les solutions pour une répartition plus équitable du soin en société?

Le fardeau de l’ombre

Dans les couloirs des hôpitaux, dans les maisons de retraite et au cœur des foyers, les femmes portent le fardeau invisible du care. Elles représentent 83 % des aides-infirmières, aides-soignantes et préposées aux bénéficiaires au Québec. Dans le milieu communautaire, elles sont également majoritaires (80 %).

Près du quart des femmes proches aidantes prennent soin de personnes en perte d’autonomie. Elles sont plus nombreuses à avoir un faible revenu, et elles obtiennent en moyenne moins d’aide publique par l’entremise des crédits d’impôt qui leur sont destinés. Lorsque le nombre d’heures de soins et d’aide augmente, ce sont elles qui répondent davantage.

L’Observatoire québécois de la proche aidance a également analysé la distribution genrée des tâches. Les hommes s’occupent plus fréquemment de l’appui logistique (pelleter la neige, aller à la banque, entretenir la maison) tandis que les femmes se chargent de l’assistance émotionnelle, des soins et du soutien à la vie domestique.

« En région, les communautés reposent beaucoup sur les épaules des femmes vieillissantes, qui prennent en charge d’autres aîné(e)s », constate la chercheuse Isabelle Marchand. La professeure agrégée en travail social à l’Université du Québec en Outaouais (UQO) explique que les centres d’action bénévole sont souvent portés par des femmes âgées.

C’est le cas notamment de l’organisme Les Petits Frères, qui lutte contre l’isolement des personnes âgées. Au sein de ce réseau de plus de 3 000 bénévoles, 75 % sont des femmes, dont la moyenne d’âge s’élève à 52 ans.

Les répercussions invisibles

Isabelle Marchand, professeure agrégée en travail social à l’UQO

Les conséquences invisibles du prendre soin sont nombreuses pour les femmes. Le phénomène de la « génération sandwich » met en lumière cette réalité complexe. Composée principalement de gens âgés de 45 à 64 ans, cette génération compte un grand nombre de personnes proches aidantes, en majorité des femmes. Elles jonglent avec leur emploi, leurs enfants et, bien souvent, le soin de leurs parents.

L’Observatoire de la proche aidance a souligné les répercussions de cette aide sur la vie familiale et sociale de cette génération. Les femmes mentionnent notamment une baisse de leur activité physique, des habitudes alimentaires moins saines, un stress accru et une fatigue plus prononcée.

Au-delà de cette surcharge, les conséquences économiques et professionnelles ainsi que les disparités salariales sont considérables. Les femmes occupent souvent des emplois à faible rémunération dans le domaine des soins aux personnes âgées, perpétuant ainsi le fossé salarial entre les sexes. En moyenne, les femmes de 60 ans et plus gagnent 75 % du revenu des hommes.

L’accompagnement des aîné(e)s s’inscrit dans un contexte d’inégalités salariales déjà marquées. Les femmes peuvent être contraintes de quitter leur emploi ou de renoncer à des occasions de promotion, avec les répercussions négatives que l’on devine sur leur parcours professionnel et leur retraite.

« Même si une femme retourne sur le marché du travail quelques années plus tard, elle reste appauvrie à long terme, car elle n’a pas pu cotiser au régime de retraite de l’employeur pendant son absence », explique Julie Bickerstaff, directrice d’Info-aidant et du transfert de connaissances à l’Appui, un organisme de soutien aux personnes proches aidantes. Cette situation est aggravée par le fait que les femmes sont désavantagées en matière de revenu, notamment en raison des périodes d’absence du travail pour des congés de maternité. Tout au long de leur vie, les femmes creusent ainsi le fossé de l’inégalité économique.

Solutions et voies d’action

Un meilleur partage des tâches au sein des familles, avec une participation accrue des fils et des frères, émerge comme un levier crucial d’action. La chercheuse Isabelle Marchand estime qu’une solution clé consiste à diversifier les représentations, les publicités, les discours et la production culturelle pour déconstruire les stéréotypes de genre, et faire du soin l’affaire de toutes et tous.

Dans les organismes communautaires, attirer plus de bénévoles masculins est aussi nécessaire. « Notre grand enjeu, c’est de trouver des bénévoles », explique Catherine Harel Bourdon de l’organisme Les Petits Frères. « Pourtant, la bienveillance, ça nourrit tout le monde », rappelle la présidente-directrice générale.

« Tout au long de leur vie, les femmes creusent le fossé de l’inégalité économique. »

Selon Sylvie Constantineau, présidente du comité de direction de l’Observatoire québécois de la proche aidance, le Québec a progressé ces dernières années. Elle souligne notamment la Politique nationale pour les personnes proches aidantes, qui a permis de mieux reconnaître ce rôle. Elle défend toutefois la bonification des mesures fiscales pour pallier les désavantages, que ce soit sous forme d’allocations, de crédits d’impôt ou de protection sociale.

Dans les milieux de travail, une plus grande souplesse bénéficierait aussi aux femmes. « À l’instar des pratiques existantes de conciliation famille-travail pour les enfants, de plus en plus de milieux démontrent de la flexibilité pour les proches aidantes », explique Sylvie Constantineau. Le congé de paternité, qui a émergé au Québec en 2006, permet d’inciter les hommes à s’impliquer dans le soin des enfants. Des politiques sociales similaires pourraient être pensées pour renforcer l’implication auprès des aîné(e)s, croit la présidente.

Selon Patrik Marier, directeur scientifique au Centre de recherche et d’expertise en gérontologie sociale, il s’agira aussi de mieux délimiter le rôle de l’État dans le soin aux aîné(e)s. « Il faut repenser l’écosystème et ne pas supposer que le soutien social aux personnes âgées doit être fait par des bénévoles – en majorité des femmes – et des OBNL. » Le professeur titulaire au département de science politique de l’Université Concordia réaffirme la nécessité de services sociaux en quantité et en qualité suffisantes.

À cette fin, il importe également d’attaquer de front la pénurie de main-d’œuvre dans le système de la santé et des services sociaux. Et les hommes, plus que jamais, peuvent contribuer à cet effort. « La collectivisation de la prise en charge des personnes aînées est fondamentale, car cette tâche énorme ne peut plus reposer uniquement sur les femmes », résume la chercheuse Isabelle Marchand.