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Dissidence en exil : les féministes bélarussiennes s’organisent

Tisser les réseaux de soutien

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Bandeau :Julia Mickiewicz : © Courtoisie

La dérive totalitaire du régime de Minsk a verrouillé la société civile du Bélarus, et les organisations féministes n’y ont pas échappé. Mais, depuis l’exil, plusieurs initiatives visant à soutenir les prisonnières politiques, les réfugiées ou les femmes victimes de violences domestiques ont été mises en place.

Un après-midi de grisaille, dans une droguerie du centre de Varsovie, fin janvier. Yevgenia Dougaya déambule entre les rayons, une liste de cosmétiques en tête. « De la crème pour le visage, du baume à lèvre… » De banales emplettes? « Là-bas, les contenants doivent être transparents, sans quoi les gardiens confisquent la marchandise et refusent de la distribuer aux détenues. »

« Là-bas », c’est au Bélarus voisin de la Pologne, ce sont les geôles du régime d’Alexandre Loukachenko où croupit une bonne partie de la dissidence, depuis sa révolution avortée de l’été 2020. « Dans quelques jours, une femme se déplacera de Minsk à Varsovie pour récupérer ces produits et les donnera ensuite à sa mère, derrière les barreaux », raconte d’une voix posée Yevgenia, long manteau noir sur le dos.

Soutenir les prisonnières politiques

Yevgenia Dougaya

À l’origine de l’initiative « Politvyazanka » (prison politique), elle cumule les dons pour soutenir les femmes détenues pour des raisons politiques au Bélarus, par l’intermédiaire des proches des condamnées. Nourriture. Produits de beauté. Et aussi cigarettes, qui « peuvent être utilisées comme une sorte de monnaie d’échange ». Un réconfort s’il en est dans cet univers brutal qu’est l’enceinte d’une colonie pénitentiaire au Bélarus, où l’on doit choisir entre travail forcé et isolement cellulaire.

« Plusieurs de mes amies sont derrière les barreaux, j’en souffre », lâche Yevgenia, journaliste de profession, qui projette d’écrire un livre recueillant les portraits de détenues, une fois que « la répression prendra fin ».

Entre dur labeur et torture, aussi physique que psychologique, les conditions de détention y sont infâmes, encore plus pour celles que le régime considère comme « extrémistes » – autant de journalistes que de militantes des droits de la personne, ou de simples manifestantes.

Yevgenia Dougaya elle-même a connu ce calvaire, en 2020, avant de se destiner à l’exil, d’abord à Kyiv, puis à Varsovie, en 2022, fuyant l’Ukraine en guerre. Le soulèvement d’août 2020 qui a suivi l’élection frauduleuse de Loukachenko, autocrate sans interruption depuis 1994, fut historique par son ampleur. Tout comme la réplique du régime, d’une brutalité aux accents totalitaires.

Près de quatre ans après, la répression, implacable, ne faiblit pas. Les médias ont été liquidés, à l’instar des ONG. Chaque jour, chaque mois surviennent de nouvelles rafles. Les opposant·e·s de premier plan qui ne sont pas déjà emprisonné·e·s ont été contraint·e·s de fuir le pays, et ceux et celles ayant joué un moindre rôle lors de la contestation n’y échappent pas.

Résister aux violences domestiques

Alors, comment venir en aide à celles restées dans un pays où la société civile a été mise sous cloche, jusqu’à criminaliser le travail des organisations de défense des droits des femmes? Si des réseaux féministes continuent de résister, de manière clandestine, d’autres aussi s’organisent, hors du Bélarus. Alina Kharysava, une jeune Bélarussienne de 21 ans, a mis sur pied en décembre 2022 Yana/Yoy, une plateforme d’aide en ligne notamment pour les femmes ayant émigré en Pologne ou en Lituanie, mais également celles restées au pays.

Forte d’un réseau de psychologues et juristes bénévoles, son initiative sur Telegram s’attelle à une kyrielle d’enjeux : difficulté de l’exil, harcèlement psychologique, abus physiques, détresse d’ex-détenues libérées… Ayant connu de près la réalité de la violence domestique dans son enfance, Alina Kharysava sait donc « le danger pour ces femmes qui ne peuvent pas obtenir d’aide autrement ».

« Puisque je suis considérée comme une “extrémiste” par le régime, celles qui sont toujours au pays doivent redoubler de vigilance lorsqu’elles prennent contact avec moi. » Quant à celles réfugiées à l’étranger, elles ne sont pas moins épargnées.

« Lorsqu’elles s’y rendent avec famille et enfants, certaines peuvent demeurer sous l’emprise de leur mari, parfois sans argent, sans possibilité de louer un appartement pour vivre séparément. Dans ces cas-là, nous essayons d’interagir avec des organisations polonaises, par exemple, qui peuvent offrir des foyers pour femmes avec enfants. »

À chaque nouvelle vague de répression surgit, chez Yana/Yoy, un flot de messages de désespoir. « Nous avons eu plusieurs cas de femmes battues par leur partenaire. Les experts juridiques leur ont expliqué de quelle façon écrire à la police, qui reste malheureusement souvent passive. »

Car les autorités, « même en cas de violence domestique, ne sont pas gage de sûreté », abonde Julia Mickiewicz, militante de longue date et membre d’un groupe féministe du Conseil de coordination, une forme d’assemblée des forces démocratiques en exil.

Autre écueil, plus sournois : « Certains hommes violents utilisent le contexte politique pour faire chanter leur femme, en les menaçant : “si tu appelles la police, je leur montrerai les photos de toi lors des manifestations en 2020” », affirme Julia Mickiewicz. La Bélarussienne de 45 ans, basée à Vilnius, est en contact avec plusieurs initiatives opérant en catimini auprès des femmes victimes de violence conjugale – un problème « endémique » au Bélarus, selon Amnistie internationale.

Rassemblement d’exilé·e·s à Varsovie en juillet 2023

Un déficit de représentativité

Sur le plan politique, Julia Mickiewicz déplore aussi un déficit de représentativité des femmes, même au sein des structures dissidentes. Pire, certains hommes politiques prodémocratie rechignent à parler féminisme, « encore considéré comme un gros mot, dans la société bélarussienne », regrette-t-elle.

Et pourtant, en 2020, les femmes avaient été à la pointe du mouvement de contestation. Son icône, Svetlana Tikhanovskaïa, aujourd’hui opposante numéro un au régime, réfugiée en Lituanie, s’était portée candidate pour la présidentielle, en remplacement de son mari, croupissant en prison depuis. Loukachenko avait laissé faire, par misogynie apparente : cette « pauvre fille » ne lui semblait pas une menace électorale.

« En 2020, le régime a été pris de court, surpris que tant de Bélarussiens votent pour Tikhanovskaïa. C’est pourquoi depuis, le régime a décidé de s’attaquer même à des organisations de défense des droits des femmes », analyse Alesia Rudnik, politologue et directrice du Centre des idées nouvelles, un groupe de réflexion indépendant.

Dès le début de la contestation, on avait vu aussi naître, dans les rues de Minsk et au-delà, des « marches de femmes » défilant par milliers, vêtues de blanc et fleurs à la main. Ces événements auront eu le mérite, selon Alesia Rudnik, de « faire comprendre aux femmes qu’elles pouvaient faire quelque chose ensemble, insufflant un intérêt pour les idées féministes, particulièrement au sein de la diaspora ».

Cette « force politique », Julia Mickiewicz en a pris conscience lors d’un rude passage en prison, à l’automne 2020, partageant une cellule avec plusieurs camarades. « On l’a vu à certains moments de l’histoire, dans d’autres révolutions, comme celle de Solidarność, en Pologne, dans les années 1980 : le rôle des femmes dans l’avènement de la démocratie a été important, mais celles-ci ont été écartées par la suite. À nous d’éviter de reproduire de tels schémas. »