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Louise Arbour : l’appel des commencements

L’engagement universel d’une femme exceptionnelle

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Bandeau :Photo : © Pierre Dury

« Je n’étais jamais allée à l’ONU avant, je ne connaissais absolument rien des protocoles diplomatiques, je n’avais jamais mené d’enquêtes, de grosses enquêtes. » Louise Arbour, une fois encore, se lançait dans le vide. « C’est ce que j’aime. »

Par une suite de hasards, elle quittait en 1996 son poste de juge à la Cour d’appel de l’Ontario pour devenir procureure en chef des Nations unies, au Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie et le Rwanda. Rien de moins. C’est Boutros Boutros-Ghali en personne qui l’a appelée pour lui proposer le poste pendant qu’elle menait une enquête sur les conditions de détention à la prison des femmes de Kingston. « On m’a dit : “le secrétaire général de l’ONU veut vous parler”. »

Là, elle se frotte à la dure réalité de la guerre. « Tu ne te lèves pas chaque matin en te disant que tu vas avoir une influence sur l’humanité, tu gères ça au quotidien. Il y a beaucoup d’adrénaline, c’est dangereux, risqué. Il a fallu avoir une protection rapprochée après très peu de temps, les enjeux étaient vraiment importants. »

Le dictateur serbe, Slobodan Milosevic, y a été accusé de crimes contre l’humanité. « Il fallait faire des choses audacieuses sans défier le système, sans que ça casse. »

Elle faisait la même chose à la petite école, aussi comme présidente de l’association étudiante à l’université. « J’aimais ça voir jusqu’où tu pouvais pousser le système, ça reflète toute ma carrière. Et même si j’ai fait carrière dans l’establishment, dans des environnements institutionnels, je ne me suis jamais sentie complètement intégrée. »

À contre-courant

Avant de partir pour La Haye, elle venait de passer presque une décennie comme magistrate, tout d’abord à la Cour suprême de l’Ontario, puis à la Cour d’appel. Elle avait 40 ans lorsqu’elle a accédé à ce poste. « Autour de moi, c’étaient des juges de 70, 72 ans », qui avaient suivi le parcours classique : ils avaient accédé à la magistrature après avoir fait carrière comme avocats.

Troisième femme à être nommée juge, elle était à contre-courant. « Je n’avais jamais plaidé. »

Elle a pris la mesure de l’importance de ses décisions. « J’ai toujours été attentionnée, même pour des choses qui pouvaient avoir l’air anodines à première vue. Je suis devant des gens que je ne connais pas et je vais rendre des décisions qui auront une incidence sur leur vie. La partie à laquelle tu dois t’intéresser le plus, c’est la partie qui va perdre. Elle doit savoir que tu l’as écoutée et que tu l’as traitée avec respect. »

Et avant, elle avait été la première femme à enseigner le droit à l’Osgoode Hall Law School de l’Université York à Toronto, dans l’autre langue officielle qu’elle ne maîtrisait pas totalement. C’était en 1974, à 27 ans, seulement 4 ans après avoir obtenu son baccalauréat, avec distinction, à l’Université de Montréal.

« Tu ne te lèves pas chaque matin en te disant que tu vas avoir une influence sur l’humanité, tu gères ça au quotidien. »

Manifestement, Louise Arbour ne suivait pas le même chemin que les autres. En fait, elle n’en suivait aucun. « Je n’ai jamais eu de plan de carrière. J’ai toujours fait les choses hors de ma zone de confort, j’aime ça quand c’est nouveau, quand je ne sais pas comment ça marche! Je n’ai jamais quitté un travail que je n’aimais pas. Quand une occasion se présente, c’est irrésistible… »

Comme un poste de juge à la Cour suprême du Canada, en 1999, pour lequel elle laisse celui de procureure en chef à l’ONU.

Cinq ans plus tard, le téléphone sonne de nouveau. Les Nations unies, encore, mais cette fois pour devenir haut-commissaire aux droits de l’homme… qu’il faudrait bien changer un jour pour droits de la personne. Celui qu’elle remplace, Sérgio Vieira de Mello, a trouvé la mort dans un attentat à la bombe contre le siège des Nations unies à Bagdad.

Elle accepte évidemment.

Recommencer, encore

L’histoire ayant la fâcheuse manie de se répéter, Israël et la Palestine étaient à feu et à sang, et elle avait d’ailleurs osé critiquer les actions militaires de l’État juif. Aujourd’hui, elle se garde bien de commenter la guerre entre le Hamas et Israël. « Ça m’a tentée, le sang me bouillonne. Mais je ne veux pas être dans le débat, j’ai peur que mes propos prennent une importance démesurée. »

Elle laisse ça aux autres.

Fidèle à son parcours atypique, Louise Arbour a rejoint l’an dernier, pour la première fois de sa vie, un cabinet d’avocats. À 76 ans, elle met à contribution sa vaste expérience chez BLG, pour Borden Ladner Gervais. « Je suis consultée par les autres avocats pour élaborer des stratégies par exemple. Je siège aussi au C. A. de la Fondation Mastercard, c’est une énorme fondation. Je vais en Afrique deux fois par an, je participe à la décriminalisation des drogues. Je suis membre du C. A. de la Fondation Mira également. Là, je pars à Londres pour une réunion… »

À l’écran, derrière elle, le paysage enneigé de son chalet dans les Laurentides, où elle se pose dès qu’elle peut.

Bien qu’elle ait plus d’une fois pavé le chemin pour les femmes, elle n’en avait pas vraiment conscience. « J’ai été élevée par ma mère, par des religieuses à l’école, j’étais constamment entourée de femmes compétentes, indépendantes, autonomes. » Comme si elle avait franchi des barrières qu’elle ne voyait pas.

Et puis, il y avait toujours autre chose. « Quand j’ai enseigné en Ontario, ma différence, c’était la langue plus que d’être une femme. Quand j’ai été nommée juge, ma différence, ce n’était pas d’être une femme, mais de n’avoir jamais pratiqué. Il y avait toujours quelque chose qui dépassait les préjugés envers les femmes. »

Et ces préjugés la surprenaient. « J’ai toujours été étonnée que les hommes ne réalisent pas qu’on était aussi bonnes, même meilleures. »

Ça lui a sauté aux yeux quand elle est entrée à l’université. « Quand je suis arrivée à la faculté de droit, on était 30 filles sur 300. Les gars arrivaient de Brébeuf, de grosses écoles. Moi, j’étais toute seule de mon école, j’avais peur qu’ils soient plus forts que moi. Mais quand les notes sont sorties, j’ai dit “ah! C’est ça la compétition?”. »

Titulaire d’un diplôme d’études collégiales en art et technologie des médias du cégep de Jonquière et d’un baccalauréat de l’Université Laval, Mylène Moisan est journaliste au quotidien Le Soleil depuis 1999. Elle y signe depuis 2012 une chronique suivie par des milliers de lectrices et lecteurs. Elle y raconte des histoires singulières, variées, qui touchent à la fois les gens et la société dans laquelle nous vivons. De 1994 à 1996, elle a travaillé comme journaliste à Toronto pour l’hebdomadaire francophone L’Express, puis à la chaîne télévisée TFO pour l’émission d’affaires publiques Panorama.