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Les essayistes féministes japonaises connaissent un succès inédit

L’Asie de l’Est au diapason des luttes

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Bandeau :Photo : Yoko Tajima et Artésia © Tomoko Tominaga

Depuis le mouvement #Metoo, les essayistes féministes japonaises connaissent un engouement inédit. Un succès qui dépasse même les frontières de l’archipel puisqu’en 2023, les ouvrages de Chizuko Ueno, récemment traduits en chinois simplifié, se sont écoulés à plus d’un million d’exemplaires en Chine.

Près de la petite gare de Shindaita, à l’ouest de Tokyo, c’est une minirévolution qui se joue dans le milieu de l’édition japonaise : la première librairie féministe de l’archipel, etc.books, a ouvert ses portes il y a trois ans. Parmi les 3 000 références, on trouve des livres retraçant l’histoire du féminisme japonais, des recherches universitaires féministes, les romans de Mieko Kawakami ou d’Aoko Matsuda…

Des lieux de diffusion et d’expression

Akiko Matsuo, responsable d’etc.books

Les ouvrages les plus demandés restent les essais et magazines, « en particulier ceux qui traitent de l’égalité des sexes, de la non-binarité ou de la dysphorie de genre », précise Akiko Matsuo, 46 ans, l’une des responsables d’etc.books. La petite librairie, qui est aussi une maison d’édition depuis 2018, publie son propre magazine deux fois par an. La publication donne carte blanche à une féministe qui choisit le thème et qui invite d’autres militant·e·s et expert·e·s à s’exprimer sur le sujet. De la question des discriminations en passant par le monde des idoles, la revue ratisse large. « L’édition consacrée à l’héritage des féministes comme Yoko Tajima a été particulièrement prisée. »

Yoko Tajima porte l’étendard des féministes que l’on a voulu taire dans les années 90 et 2000. Aujourd’hui âgée de 82 ans, cette experte en études des femmes était dans les années 90 une personnalité de la télévision, invitée régulière du talk-show politique Beat Takeshi’s TV Tackle. Alors que sur les plateaux, elle était opposée à des experts masculins, l’étiquette péjorative de « féministe en colère » lui avait été accolée, jusqu’à la faire disparaître des écrans. Elle fait un retour remarqué ces dernières années, une présence saluée par les féministes qui lui sont reconnaissantes pour son combat de l’époque.

« Le mot féminisme a longtemps fait peur au Japon, explique Akiko Matsuo. Le gouvernement a contribué à diaboliser les militantes, c’est pour cela que les inégalités restent si fortes aujourd’hui. Dans les années 90, un lieu comme le nôtre était inimaginable. » Depuis etc.books, les librairies féministes fleurissent dans la capitale et dans le reste du Japon, à l’instar de Marginalia, Sappho ou encore Gururi Yanaka. En librairie, c’est « une nouvelle façon de raconter le féminisme qui se dessine avec les essais aujourd’hui ».

Essor et renaissance du féminisme japonais

L’histoire du féminisme japonais prend ses racines vers 1910 lorsque le cercle littéraire féministe de la Seito-sha, mené par Hiratsuka Raicho, publie sa propre revue. Suivront les mouvements de libération des femmes, puis la fondation dans les années 70 du Chupiren, groupe militant pour le droit à la contraception qui est, à ce jour, le seul mouvement féministe à s’être présenté à des élections nationales au Japon.

Essais et magazines connaissent un succès certain dans les années 80, mais dans les années 90 et 2000, tout s’arrête. Le contrecoup durera deux décennies. Pendant cette période, les féministes sont vilipendées. L’art féministe est au point mort. Le féminisme japonais tombe en sommeil.

« Pendant que les mouvements féministes se développent dans le reste du monde, au Japon, tout s’est arrêté pendant 20 ans », déplore Artésia, 47 ans, autrice d’une vingtaine d’essais féministes depuis 2005, dont Parlons féminisme publié en japonais en 2023 et rédigé en collaboration avec Yoko Tajima. « Encore aujourd’hui, la femme japonaise véhicule cette image gentille, de celle qui ne s’énerve pas, explique Artésia. Mais depuis 2017 et #Metoo, elle est en colère et elle n’a plus peur de l’être. »

Shizuka Wada, essayiste

Le féminisme « m’a libérée », confie Shizuka Wada, 58 ans, essayiste qui raconte dans un livre comment elle est devenue féministe à plus de 50 ans. « Longtemps j’en ai eu peur. Quand j’y repense, je me dis que j’ai été sotte de penser ainsi », rit-elle. C’est la chanteuse et activiste Cindy Lauper, puis le mouvement #Metoo et la féministe Yumi Ishikawa qui lui donnent le déclic. En 2019, exaspérée de devoir porter des talons sur son lieu de travail, Yumi Ishikawa lance le mouvement Kutoo (kutsu signifie « chaussure » en japonais) pour dire stop à ces règles. « Moi aussi, j’étais forcée de porter des talons. »

En partageant cette expérience avec Yumi Ishikawa, « j’ai commencé à me demander pourquoi on exigeait cela des femmes ». Elle lit des livres, s’intéresse à la politique et à la parité. Elle écrit un premier essai, puis rencontre des féministes, dont Yumi Ishikawa, avant d’en écrire un second consacré à son éveil au féminisme. Tout à coup, l’image des militantes du Chupiren « que je regardais à la télévision, enfant, et qui me faisaient peur avec leur casque rose » prend tout son sens : toutes ces femmes sont en colère, comme elle.

Selon Artésia, si les essais féministes sont prisés, c’est parce que la société doit changer « en matière d’éducation, mais aussi de politique ». Sous la pression des groupes militants qui se sont consolidés depuis #Metoo, la justice japonaise a opéré des changements majeurs. En 2023, elle reconnaît le viol comme un crime et renforce la protection des enfants en amendant la criminalisation d’un acte sexuel avec un·e mineur·e de moins de 16 ans (13 ans auparavant).

« En décembre, Rina Gonoi, 24 ans, gagne son procès contre trois hommes qui l’ont agressée sexuellement lorsqu’elle était dans les forces d’autodéfense, ajoute Artésia. C’est une nouvelle victoire dans la lutte pour les droits des femmes. » Néanmoins, l’autrice se désole : « Nous sommes gouvernés par des hommes âgés qui décident pour nous. » Mais elle veut croire en l’avenir. « La nouvelle génération a davantage accès au savoir, elle s’exprime et échange plus facilement grâce aux réseaux sociaux. »

Les féministes de l’Asie de l’Est au diapason

« Si les femmes chinoises ont trouvé un écho dans mes écrits, je m’en réjouis », confie Chizuko Ueno, sociologue considérée comme la plus influente féministe japonaise actuelle. En 2023, plus d’un million d’exemplaires de 11 de ses livres traduits en chinois simplifié se sont écoulés à leur sortie en Chine. « Les femmes chinoises rencontrent les mêmes difficultés que les Japonaises, analyse-t-elle dans un essai qu’elle publie sur le site du réseau féministe Wan, dont elle est la présidente. On leur demande d’être compétitives au travail tout en subissant la pression d’être une bonne mère et épouse. »

En Chine, avec la politique de l’enfant unique, « les filles doivent être performantes à l’école pour pouvoir rivaliser avec les garçons : mais elles font face aux discriminations et sont irrémédiablement gagnées par le sentiment d’injustice ». Résultat : « On observe que la natalité est en baisse dans l’ensemble des pays de l’Asie de l’Est. »

Sociétés patriarcales inspirées du modèle confucéen, violences sur le corps des femmes, traumatismes générationnels : les féministes des pays de l’Asie de l’Est se rassemblent autour de mêmes combats. Pour Akiko Matsuo, « cela souligne aussi un besoin des femmes de se connecter, au-delà des frontières, pour répondre aux questions ensemble ». Que ce soit au Japon, en Corée du Sud ou en Chine, « nous luttons contre la même misogynie ambiante », insiste Artésia, dont le livre coécrit avec Yoko Tajima est en cours de traduction en chinois.