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L’épreuve de la nuit de noces

L’intimité conjugale revisitée

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Bandeau :Photo : © Courtoisie Éditions La Découverte

Cest un sujet aussi peu traité que les sources sont rares : la nuit de noces constitue un défi pour lhistorien·ne qui tente de retracer un événement qui se tient, par définition, portes closes. La chercheuse en histoire Aïcha Limbada sest attelée à cette passionnante question lors de son doctorat, dont elle a tiré lessai La nuit de noces – Une histoire de lintimité conjugale, publié aux éditions La Découverte en septembre 2023.

Si cette histoire de l’intimité conjugale demeure limitée en raison des sources étudiées en France continentale entre le 19e siècle et l’entre-deux-guerres, elle souligne crûment le double standard de la morale, des normes et des rôles sexuels qui perdure aujourd’hui encore, en France comme ailleurs. L’inscription du mariage dans le code civil à partir de la Révolution française en 1792, qui a rendu de fait le mariage religieux facultatif, puis le rétablissement du divorce en France à compter de 1884 ont fait de cette première nuit un enjeu de premier ordre pour la société.

Romans, essais, pièces de théâtre, manuels, cartes postales, estampes se multiplient durant cette période et nourrissent tout un imaginaire nuptial. Les témoignages laissés par les époux relèvent en revanche de l’exception. C’est en puisant dans les archives des procédures matrimoniales canoniques que la chercheuse a pu entrer dans l’intimité de certains couples et, à travers leurs conflits, identifier les pratiques nuptiales de cette époque.

La majeure partie des cas étudiés concernent des couples issus de la grande bourgeoisie ou de l’aristocratie. Dans ces milieux, la culture du secret domine et on a davantage tendance à mettre l’entourage à l’écart, notamment avec le développement du voyage de noces.

La dramaturgie du « devoir »

Aïcha Limbada

Au 19e siècle, la plupart des mariages sont arrangés et les femmes, mariées parfois dès l’âge de 15 ou 16 ans, doivent se soumettre à l’autorité d’un époux qu’elles connaissent bien peu lorsqu’elles se retrouvent à partager le lit avec lui pour la première fois. De plus, à la faveur de l’essor du culte marial après la proclamation du dogme de l’Immaculée Conception de la Vierge en 1854, elles doivent préserver leur « pureté » jusqu’au mariage, tandis qu’il est toléré que les jeunes hommes aient des relations sexuelles avant le mariage.

Pour cette raison, elles sont laissées dans l’ignorance de ce qui se déroule durant la nuit de noces et de la réalité des rapports sexuels. Les mères, pourtant elles-mêmes aussi victimes de cette éducation restrictive, contribuent activement à cette « pédagogie de l’ignorance », puisque ce sont souvent elles qui révéleront à leurs filles, le jour des noces ou quelques jours avant, la réalité des relations conjugales.

Dans la France majoritairement rurale et catholique d’alors, cette première nuit, rite de passage qui valide le changement de statut social de l’individu, est le plus souvent une épreuve pour les femmes, qui doivent se soumettre au « devoir conjugal ». Les hommes, eux, doivent faire la démonstration de leur virilité. L’accomplissement immédiat du devoir conjugal est une norme sociale, culturelle et religieuse. Pour l’Église, c’est la consommation sexuelle du mariage qui le rend définitif et indissoluble. Sa non-consommation est d’ailleurs un motif souvent soulevé dans les procès canoniques.

Dans cette dramaturgie, la chambre nuptiale constitue un lieu sacré dont la fonction est d’abriter la relation sexuelle, qui doit se dérouler selon un scénario bien précis : une pénétration du vagin qui se termine par l’éjaculation masculine. Les autres pratiques sexuelles sont considérées comme non conformes. « Le plaisir n’est pas l’enjeu de la nuit de noces, car c’est la nuit où la femme est censée perdre sa virginité, qui est pensée comme nécessairement douloureuse », explique Aïcha Limbada.

Des injonctions enracinées

Cette inégalité fondamentale entre les sexes pour la première nuit crée de nombreux dégâts. Des médecins mettent en garde contre les conséquences psychologiques d’un premier coït vécu par la femme comme un viol légal, relatant des cas de vaginisme et de « folie post-nuptiale ». La littérature s’en fait l’écho : nombre de récits nuptiaux représentent la première nuit « comme un moment crucial, dangereux et violent, au même titre que le trépas ».

Des écrivain·e·s comme Honoré de Balzac, George Sand ou Guy de Maupassant utilisent le terme de viol pour évoquer la première nuit dans leurs romans. Certaines personnalités contemporaines tels Léon Blum ou la militante Madeleine Pelletier, première femme française psychiatre, dénoncent cette situation, tandis que bon nombre de manuels conjugaux qui fleurissent dans la seconde moitié du 19e siècle tentent de mieux préparer les futurs époux à la réalité de leur union.

« Les affections directement liées à la nuit de noces sont envisagées comme un problème de santé publique, dans la mesure où le mariage concerne la quasi-totalité de la population », note l’historienne. Mais peu d’auteurs et d’autrices se risquent à écrire des conseils pratiques à destination des jeunes filles. Ils et elles s’adressent essentiellement au mari, dont le rôle d’éducateur est souligné dans de nombreux ouvrages.

Dans l’ensemble, les discours véhiculent une image où la femme subit plus qu’elle ne participe à l’acte sexuel. Raison sans doute pour laquelle les femmes, en majorité, prennent l’initiative de la séparation. C’est du moins le cas dans les procédures canoniques consultées par Aïcha Limbada. « Pour les femmes victimes de violences conjugales, le tribunal ecclésiastique était un des seuls espaces où elles pouvaient s’exprimer et où leur parole pouvait être prise en considération », souligne-t-elle.

À partir de la Belle Époque, les mœurs évoluent, les relations prénuptiales augmentent et des actions pour développer l’éducation sexuelle à l’école sont entreprises. Mais l’idéal de la virginité féminine perdure jusqu’à la seconde moitié du 20e siècle.

Si ces récits d’un autre temps nous permettent de mesurer le chemin parcouru en matière de droits et d’éducation des femmes, ils mettent aussi en lumière plusieurs enjeux contemporains relatifs au consentement dans le couple hétérosexuel. En nous éclairant ainsi sur les racines de nombreuses injonctions et normes patriarcales, le livre d’Aïcha Limbada est une belle contribution aux débats féministes d’aujourd’hui.