Aller directement au contenu

Géorgie : les femmes de Chorchana s’unissent pour sauver leur village

Vaincre l’isolement et l’exode

Date de publication :

Auteur路e :

Bandeau :Photo : © Irina Iriser (Unsplash)

La route de Chorchana est magnifique. Elle traverse un paysage champêtre jouissant d’une vue imprenable sur la chaîne du Caucase, puis une petite zone boisée avant de déboucher sur l’unique rue asphaltée du village. Une vingtaine de familles y vivent à l’année en lisière d’une grande forêt. Mais derrière le panorama idyllique, Chorchana est à proximité directe d’une zone de tensions entre la Géorgie et la République autoproclamée d’Ossétie du Sud. Devant l’isolement et l’exode, des femmes du village se mobilisent.

Lors de la chute de l’Union soviétique en 1991, la région autonome à majorité ossète (peuple d’origine iranienne) fait sécession de la Géorgie, dont elle représente 5 % de la superficie (le territoire de la Géorgie est comparable à celui de l’Irlande). Il s’agit d’un des nombreux conflits non résolus qui émaillent la région du Caucase, située aux confins de l’Europe, entre la mer Noire et la mer Caspienne.

La division entre les deux territoires et les deux peuples se renforce en août 2008 lors de la guerre entre Moscou et Tbilissi, la capitale géorgienne. À la suite des hostilités, la Russie devient le premier État à reconnaître la souveraineté de l’Ossétie du Sud. Elle y stationne depuis plusieurs milliers de soldats et s’est portée garante du respect de ses « frontières ».

Malgré les protestations de la Géorgie et de la communauté internationale, la Russie érige petit à petit autour de l’Ossétie du Sud une frontière physique faite de clôtures de barbelés, de tranchées, de postes de contrôle, de caméras de surveillance et d’autres dispositifs sécuritaires technologiques. Ce processus est appelé borderization, ou « frontiérisation ».

Des violettes pour la paix

Le 7 mars 2019, les femmes de Chorchana organisent une action la veille de la Journée internationale des droits des femmes pour protester contre les conséquences de la frontiérisation sur l’économie et la sécurité du village. Pour les caméras, elles posent ensemble avec des caisses remplies de violettes qu’elles vendent habituellement dans la ville voisine de Khachouri. Leur récolte est devenue de plus en plus dangereuse en raison de la présence de soldats russes dans la forêt.

Quelques mois plus tard, en août 2019, une crise diplomatique éclate à la suite de la construction d’un poste d’observation de la police géorgienne dans la forêt entre Chorchana et le village ossète de Tsnelisi. Soutenue par la Russie, l’Ossétie du Sud entendait revendiquer le contrôle de cette zone où se trouvent des ressources minières. Les gardes-frontières russes érigent d’autres postes d’observation en représailles. Depuis, les habitant·e·s hésitent à s’aventurer loin du village, de peur d’être arrêtés pour être « illégalement » entrés en Ossétie du Sud.

D’autres activités que la collecte des fleurs sont touchées. En raison de la frontiérisation, le périmètre où les villageois·es peuvent couper du bois, faire paître leurs vaches ou cueillir des jonjoli (bourgeons d’un arbuste préparés en saumure comme entrée) s’est aussi fortement réduit.

« Nous survivons maintenant grâce aux allocations de l’État pour les familles pauvres, car mon mari n’a plus de travail. Auparavant, il vendait du bois coupé dans la forêt », raconte Manana Gognadzé, la quarantaine.

Une association… et une ambassadrice

Pour faire face à l’isolement croissant et au déclin économique de leur village qui favorise l’exode rural, les femmes de Chorchana se mobilisent depuis plus d’une décennie. Fait plutôt rare dans les communautés rurales géorgiennes, elles ont créé une association qui regroupe une dizaine de membres. Celle-ci collabore notamment avec l’ONG Women’s Information Center basée à Tbilissi.

« Le 7 mars 2019, les femmes de Chorchana organisent une action la veille de la Journée internationale des droits des femmes pour protester contre les conséquences de la frontiérisation sur l’économie et la sécurité du village. »

Les femmes de Chorchana se réunissent régulièrement pour parler de leurs problèmes, qui sont souvent liés à l’isolement du village et au conflit. Encore davantage que dans les autres zones rurales de Géorgie, les localités proches de la ligne de séparation avec l’Ossétie du Sud souffrent de problèmes d’infrastructures et du sentiment d’avoir été abandonnées par les autorités.

« On n’avait rien dans le village, ni électricité, ni gaz, ni route. Avec les femmes, nous nous sommes mobilisées et nous avons frappé à toutes les portes jusqu’aux ministères de Tbilissi dans les années 2011-2012. On avait commencé avant la guerre en allant au siège du district, à la municipalité de Khachouri. Les premières aides reçues ont été de la vaisselle et puis un petit tracteur », raconte avec entrain Rusudan Mindievi, 42 ans. Elle habite juste en face de l’arrêt de bus de Chorchana. C’est là que les quelques enfants du village se regroupent le matin pour prendre le bus scolaire.

Pati, aussi très active dans l’association, habite quasiment au bout de l’unique rue. Elle pratique avec son mari une agriculture vivrière sur un petit lopin de terre. Elle élève, comme les autres familles du village, quelques vaches et des cochons.

« Nos efforts ont payé, nous avons d’abord été raccordés au gaz naturel en 2013, puis la route a enfin été construite en 2015 », se souvient-elle.

Mais tous les problèmes n’ont pas été réglés : « Nous n’avons toujours pas l’accès à l’eau courante. Nous en avons parlé avec les responsables politiques, mais rien n’avance pour l’instant. » L’accès à Internet et au réseau de téléphonie mobile est une autre source de préoccupation; un opérateur couvre le village, mais le signal est souvent de mauvaise qualité.

Ces dernières années, les femmes de Chorchana ne se battent plus seules. Elles ont une ambassadrice dans la capitale : Ana, la fille de Rusudan, partie en 2017 faire des études de psychologie à l’Université d’État de Tbilissi. Activiste reconnue, elle a représenté le petit village dans les réunions avec les ONG et les pouvoirs publics pendant plusieurs années. Réputée pour ses plaidoyers et ses et solutions durables aux problèmes d’infrastructures de la localité, Ana travaille maintenant à temps plein.

Ana, entourée de son père, sa mère Rusudan et son frère

Mais elle aimerait revenir habiter à Chorchana. « Il reste seulement quatre enfants scolarisés et les jeunes dans la vingtaine travaillent dans différentes villes. Je ne vois pas d’avenir positif pour le village et c’est pour cela que j’aimerais y retourner. Il faut que les jeunes reviennent pour que Chorchana se développe. » La jeune femme souhaite offrir un soutien psychologique aux enfants et aux adultes. « Ce type de service n’est pas accessible en dehors de Tbilissi, déplore-t-elle; pourtant, les besoins sont immenses, notamment dans les zones touchées par le conflit. »

Depuis 1991, le conflit entre la Géorgie et l’Ossétie du Sud n’est toujours pas résolu et a fait des dizaines de milliers de personnes déplacées, tant ossètes que géorgiennes. Même si la situation actuelle est stable, les négociations pour aboutir à une solution politique sont au point mort, ce qui fait craindre un possible redémarrage des hostilités dans le futur. Pour les militantes de Chorchana et la jeune génération, le travail se poursuit.