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Tout est différent

Réconfort d’une mémoire intacte

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Temps estimé de lecture :5 minutes

Bandeau :Photos : © Audrey H. Arsenault – Oneland.media

Cette année, c’était la première fois en 94 ans que Gemma Allen-Gagnon ne fêtait pas Noël en famille. Elle est restée seule chez elle.

Gemma ne s’est pas ennuyée pour autant, ce n’est pas son genre. « J’ai sorti les albums de photos. On a ça, mais on n’a jamais le temps de les regarder. Je les ai toutes regardées, ça a été un passe-temps incroyable, un très grand plaisir. J’ai remercié le bon Dieu de m’avoir donné cette idée-là! »

Elle a 10 gros albums, une cinquantaine de petits. Ça se comprend, Gemma a eu huit enfants, sept filles et un gars. Et son Joe, l’homme de sa vie, mort subitement en 1999. Elle se souvient comme si c’était hier du soir où il lui a semblé fatigué, où ils se sont fait « une ponce de gin » pour que ça passe.

Il est mort dans la nuit.

Comme Dieu, son Joe n’est jamais bien loin, Gemma sait que les deux veillent toujours sur elle. Elle prie beaucoup, encore plus pendant la pandémie. « J’ai trouvé dans un avis de décès une prière pour le monde entier, je la dis plusieurs fois par jour. » Ça va comme suit : « Que le Sacré-Cœur de Jésus soit loué, adoré et glorifié pour des siècles et des siècles à travers le monde entier, ainsi soit-il. »

Elle souhaite le bonheur et la paix. « Je trouve que c’est une punition pour la terre entière. Je suis contente que mon mari n’ait pas connu ça. Ici, je commençais à m’adapter, je commençais à aimer ça… Mais qu’est-ce que vous voulez qu’on fasse? On n’a pas le choix, il faut l’accepter. »

Gemma Allen-Gagnon

Il en faut plus que ça pour lui saper le moral.

Depuis que la COVID-19 est débarquée dans nos vies, Gemma ne peut plus sortir souper avec ses enfants le dimanche ni même prendre ses repas à la salle à manger. Fini les visites, à part deux de ses filles qui peuvent venir une demi-journée par mois chacune. « Mes petites-filles viennent me saluer par la fenêtre, je suis comblée. »

Il y a la télé, évidemment. « Mes enfants m’appellent quand il y a des beaux programmes. Des fois, on les regarde en même temps. »

Une façon d’être ensemble.

« La solitude, je n’ai jamais aimé ça », lance Gemma, qui n’en ressent pas le poids, même si elle est seule chez elle presque tout le temps. Elle a sa routine, elle se lève tous les matins à 7 h, prend sa douche, mange le déjeuner qu’on lui apporte à sa chambre. Après, elle fait un petit roupillon.

Gemma pourrait tourner en rond dans son trois et demi, elle ne trouve pas le temps de s’ennuyer. Elle fait « beaucoup de lecture », elle lit tout ce qui lui tombe sous la main, « surtout sur la santé ». Et il y a ce bon vieux téléphone, qui sonne souvent, qui lui permet de prendre des nouvelles, de replonger dans ses souvenirs. Parce que c’est là, dans sa mémoire encore intacte, qu’elle trouve le réconfort : les Noëls qu’elle a fêtés dans la famille de sa mère, les hivers passés en Floride.

Son fils y habite toujours, « il est heureux avec sa famille ».

« Famille », le mot revient souvent. C’est la plus grande fierté de Gemma. Elle attend d’ailleurs bientôt la naissance de son vingtième arrière-petit-fils. Juste de sentir la présence de tout ce beau monde la comble.

« Merci mon Joe » revient aussi souvent, entre autres pour lui avoir permis d’enseigner pendant les quatre premières années de leur mariage. « À l’époque, quand on se mariait, il fallait donner sa démission. Moi, j’ai pu enseigner pendant quatre ans, mon Joe était tellement bon, j’ai été chanceuse. Avec mes premières payes, j’ai acheté du prélart pour la maison, pour soulager ma chère maman. »

Et il y a ce bon vieux téléphone, qui sonne souvent, qui lui permet de prendre des nouvelles, de replonger dans ses souvenirs. Parce que c’est là, dans sa mémoire encore intacte, qu’elle trouve le réconfort.

Mais il n’y a pas seulement Noël qu’elle a passé seule cette année, il y a aussi la traditionnelle fête de famille de l’été : « j’ai quatre de mes filles qui sont nées en juillet ». La moitié de ses enfants. « On se réunissait toujours, tous les étés, on devait être une bonne cinquantaine. Mais avec l’histoire de pandémie, ce n’est plus la même chose. C’est tout un changement, cette pandémie-là, tout est différent. »

Elle croise les doigts pour juillet prochain.

Gemma ne va plus à la salle à manger, mais elle continue à arpenter chaque jour les corridors de sa résidence pour se tenir en forme, pour contenir les effets de l’arthrose, au côté droit surtout. « Avant, on avait nos compagnes à la salle à manger, j’aimais ça, on prenait nos marches avant et après les repas, on faisait des corridors. Je le fais encore, mais il faut qu’on se promène à quatre pieds. Ce soir, je vais apporter ma verge, pour être certaine qu’on est correctes! »

Pas de risques à prendre.

Ses enfants lui ont donné une tablette, elle n’était pas convaincue. « Ils m’ont dit qu’avec ça, on pourrait plus communiquer, mais je leur ai dit que j’allais avoir de la difficulté à apprendre. Ils sont venus me donner ça, ils m’ont fait tout un exposé pour me montrer à m’en servir. J’ai encore beaucoup de difficultés… »

N’empêche, Gemma trouve ça parfois bien commode. « Cette semaine, on a eu les funérailles d’une belle-sœur. Ma fille est venue chez nous avec sa tablette et on a regardé ça. Les funérailles avec les gens, de pouvoir au moins les voir, c’est un grand plaisir avec cet objet-là! »

Gemma trouve son plaisir partout, dans les petites choses, dans les yeux de ses petits-enfants qui viennent la saluer, dans le combiné du téléphone, dans les pages de ses albums de photos. Elle sait qu’elle ne peut rien changer à la situation, elle l’accepte sans chigner. Elle a le bonheur simple, beau.

« Le soir, j’écoute le chapelet sur une cassette pour remercier le bon Dieu. À 94 ans, si je tombe malade, aussi bien que ça finisse. Je demande que si quelqu’un est pour l’avoir dans la famille, aussi bien que ce soit moi. J’ai eu une belle vie. »

Et elle sait que Joe l’attend.

Titulaire d’un diplôme d’études collégiales en art et technologie des médias du cégep de Jonquière et d’un baccalauréat de l’Université Laval, Mylène Moisan est journaliste au quotidien Le Soleil depuis 1999. Elle y signe depuis 2012 une chronique suivie par des milliers de lectrices et lecteurs. Elle y raconte des histoires singulières, variées, qui touchent à la fois les gens et la société dans laquelle nous vivons. De 1994 à 1996, elle a travaillé comme journaliste à Toronto pour l’hebdomadaire francophone L’Express, puis à la chaîne télévisée TFO pour l’émission d’affaires publiques Panorama.