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Les petits deuils

Naître dans un monde masqué

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Temps estimé de lecture :5 minutes

Bandeau :Photos : © Mitch Cayouette – Oneland.media

Novembre 2019, Josianne Dufour apprend qu’elle est enceinte. Elle se dit qu’elle aura une belle grossesse tranquille, qu’elle ne revivra pas le stress de la première, sept ans plus tôt. « Mon conjoint avait perdu son emploi, on avait eu beaucoup d’incertitudes. Cette fois, on avait chacun notre emploi, je me suis dit “on va pouvoir en profiter”… »

Eh bien non.

Mars 2020, « le jour de l’échographie de 20 semaines, celle où on peut généralement savoir le sexe du bébé, savoir s’il est en santé, on a appris que les conjoints ne pouvaient pas assister. Ils ont reviré Philippe de bord. J’ai passé mon échographie en pleurant, tu sais, on est hormonales… C’était notre moment, on nous l’a enlevé ».

Josianne relativise, « ce n’est pas un drame ». Elle sait que ce qu’elle a vécu n’est rien comparé aux milliers de morts.

N’empêche, c’est un petit deuil.

Il y a aussi le « shower » qu’elle n’a pas eu, la famille qui n’a pas pu venir faire son tour. « On se faisait des Zoom, mais ça a ses limites. Je voulais montrer ma bedaine! » Et elle se demandait si son conjoint allait pouvoir assister à la naissance de leur enfant. « On avait peur que ce soit interdit, ça a été un stress. »

Un autre.

Depuis le jour 1 du confinement, Josianne, 37 ans, a dû travailler de la maison. « Ma petite Kaylia trouvait ça dur que je sois toujours en réunion… Je suis chanceuse, j’ai un employeur qui est hyper-compréhensif, je pouvais organiser mon temps. »

Josianne Dufour

Le 28 juillet, à minuit et demi, Josianne perd ses eaux; direction : hôpital. Le conjoint de Josianne ne peut pas entrer avec elle pour l’évaluation, mais il peut la retrouver dans la salle d’accouchement. Tout le monde doit porter un couvre-visage, même Josianne. Elle pourra le retirer seulement deux heures plus tard, quand elle recevra le résultat négatif de son test pour la COVID. « Ça a fait du bien. »

Malik ne s’est pas fait attendre trop longtemps, il s’est montré le bout du coco vers 6 h 30. « Le personnel infirmier a été incroyable! L’infirmière qu’on m’avait attitrée, elle était extraordinaire, tellement drôle. À l’accouchement, ça a été plus expéditif par rapport à mon premier, j’ai senti que les gens étaient plus stressés. »

Après la naissance, évidemment, les visites sont interdites. « J’aurais aimé ça que ma fille puisse venir voir son petit frère à l’hôpital, qu’on puisse prendre une photo de ce moment-là, elle avait tellement hâte! Mais ce n’est pas grave, ce n’est pas la fin du monde, on comprend… »

Un autre petit deuil.

Josianne et Philippe se consolent. L’accouchement ne s’est peut-être pas passé comme ils l’auraient voulu, mais au moins, papa a pu être aux côtés de Josianne, il a pu lui tenir la main, même couper le cordon. Et, le plus important, leur bébé est en santé.

Pendant une semaine.

« À huit jours, il a vomi du sang. » Direction : Centre mère-enfant. On met d’abord ça « sur le dos de l’allaitement ». Mais Malik « ne prend pas de poids, il en perd même. À deux mois, il pesait sept livres ». Josianne et lui sont hospitalisés pendant huit jours pour passer une batterie de tests, pour trouver ce qui cloche.

COVID-19 oblige, Josianne doit rester toute seule aux côtés de son garçon. Philippe peut seulement venir prendre brièvement le relais, ils ne peuvent pas être ensemble. « Il est venu deux fois pour que je puisse prendre ma douche. Il n’y avait aucune visite qui était permise, ma fille à la maison était inquiète. »

Depuis qu’il est né, Malik n’a vu personne d’autre que sa famille lui sourire. Tout le monde est masqué. Et le monde dans lequel il est arrivé sent le désinfectant à mains à plein nez.

Josianne est dans une chambre double. À côté d’eux, un garçon de trois ans qui ne peut aller nulle part, « la section des jouets était fermée ».

Et le bébé de Josianne est inconsolable. « Il pleurait 20 heures par jour, il avait faim. Je ne pouvais même pas le promener en poussette dans le corridor. Il a passé deux tests de COVID, les infirmières ont pu m’offrir de le prendre deux nuits de suite pour que je puisse dormir. Je pleurais de fatigue… »

Finalement, après une semaine, le diagnostic tombe : « gastroparésie ». Une partie de l’estomac est paralysée. Le traitement fonctionne. « Là, il va bien, il a commencé à s’asseoir, il est rendu dodu! Sa sœur l’adore! » Viktor, l’ado de 14 ans de Philippe qu’il a en garde partagée, l’adore aussi.

Depuis qu’il est né, Malik n’a vu personne d’autre que sa famille lui sourire.

Tout le monde est masqué.

Et le monde dans lequel il est arrivé sent le désinfectant à mains à plein nez. « Le foutu nettoyant de l’hôpital qui pue le calvaire, je pense qu’il est resté traumatisé. Quand il sent l’odeur, il se met à pleurer. »

Le congé de maternité de Josianne n’a rien à voir non plus avec ce qu’elle s’était imaginé le 30 novembre en voyant la petite ligne rose sur le test de grossesse. « Je me disais que je verrais ma famille, mes parents, mon frère, ma sœur. Ma sœur, c’est ma meilleure amie, elle n’a pas encore vu son neveu. Mon père s’ennuie, il aimerait tellement voir son ti-pou, ma grand-mère aussi. Quand elle va pouvoir le voir, il va peut-être marcher… »

Un petit deuil de plus.

Ça veut dire aussi pas de répit, pas de fin de semaine où les grands-parents gardent les enfants, où on peut souffler un peu. « Ce n’est pas toujours facile, c’est sûr que j’aurais voulu avoir plus d’aide. » Avec un papa qui travaille de soir, qui revient à 3 h et qui doit dormir le matin, ce n’est pas toujours évident.

« Quand ils ont “annulé” Noël, je voulais pleurer, je suis allée faire un tour d’auto. J’avais tout prévu, on avait loué une auto pour aller voir la famille… » Encore une fois, Josianne a dû accepter que le premier Noël de Malik soit différent, elle a décidé qu’il serait beau quand même. « Ma fille croit au père Noël, on a fait une piste d’atterrissage pour les rennes en arrière de chez nous, avec des carottes. »

Et une caméra a filmé l’arrivée de l’homme en rouge…

Josianne n’oubliera jamais l’année 2020, ce à quoi elle a dû renoncer, mais ce qu’elle a appris aussi. « Le bonheur se trouve dans les petites choses, c’est plus vrai que jamais. On s’attache à tous les petits bonheurs, et on essaye d’inculquer ça à nos enfants. On est privilégiés, on est résilients. Quand j’ai passé huit jours à l’hôpital toute seule, que le bébé pleurait, j’avais plus de misère à le voir, mais on est passé au travers. »

On passe toujours au travers. « On n’a pas le choix. »

Titulaire d’un diplôme d’études collégiales en art et technologie des médias du cégep de Jonquière et d’un baccalauréat de l’Université Laval, Mylène Moisan est journaliste au quotidien Le Soleil depuis 1999. Elle y signe depuis 2012 une chronique suivie par des milliers de lectrices et lecteurs. Elle y raconte des histoires singulières, variées, qui touchent à la fois les gens et la société dans laquelle nous vivons. De 1994 à 1996, elle a travaillé comme journaliste à Toronto pour l’hebdomadaire francophone L’Express, puis à la chaîne télévisée TFO pour l’émission d’affaires publiques Panorama.