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Le vertige du néant

Murmures de Quaqtaq

Date de publication :

Auteur路e :

Temps estimé de lecture :5 minutes

Bandeau :Photos : © Mitch Cayouette – Oneland.media

L’idée est venue à Catherine Hughes comme un murmure dans le silence, de deux amies qui donnaient de leur temps pour un projet de Wajdi Mouawad, de l’autre côté de l’Atlantique. Une idée toute simple : donner un coup de fil à une personne inconnue, échanger quelques mots, lui lire un texte.

Créer un lien.

Le projet s’appelle Au creux de l’oreille. Catherine a tout de suite voulu embarquer dans cette aventure. « Linda Laplante et Marie-Josée Bastien faisaient partie des lectrices pour la France. Ça a semé une graine. Je me suis dit “j’ai envie de lancer le mouvement ici”. On en a parlé autour de nous et on s’est dit : “Est-ce qu’on met toutes nos énergies ensemble pour rejoindre les gens au Québec et au-delà?” »

Les mains se sont levées, des artistes d’un peu partout ont répondu présent·e·s. « En tout, 325 artistes ont fait des lectures à 2 500 personnes. »

Ils ont adouci des solitudes.

Cette « graine » était tombée juste à point pour la femme de théâtre et de lettres que la pandémie a réduite à l’inactivité du jour au lendemain. « J’étais dans une période particulièrement occupée. Je travaillais dans des classes d’accueil à Lachine où on fait de la création à partir de leurs histoires, ou encore de la fiction. […] On allait partir à Trois-Rivières pour un festival de théâtre d’adolescents de partout dans le monde. […] Je travaillais aussi avec Michel Gauthier à faire des courts métrages dans les écoles primaires. C’était vraiment une super période… »

Son agenda est devenu un archipel de plages désertes.

Elle est retournée vivre chez ses parents.

« Il n’y a aucun de mes projets qui a pu se poursuivre, tout a été annulé. C’était comme une espèce de néant, de passer à rien, d’avoir l’impression de ne servir à rien. Et de cette impression est né le sentiment qu’il fallait faire quelque chose. Je n’étais pas bien dans ce néant. »

Lorsque Catherine réconfortait cette grand-mère qui pleurait son mari, elle ne pensait pas à Quaqtaq. Quaqtaq, petit village du Nunavik dans le Nord-du-Québec, où elle était allée l’hiver d’avant, où elle avait fait des ateliers de création théâtrale avec tous les élèves, d’où elle était partie en disant « à l’année prochaine ».

Elle s’est remise en mouvement. « Au creux de l’oreille, ça a changé complètement mon état. Je suis passée de rien à être constamment sur ce projet-là, organiser la logistique, coordonner les bénévoles qui faisaient le pairage » entre les artistes et les personnes qui s’inscrivaient sur le site du Théâtre Périscope à Québec.

Un torrent.

Catherine a lu aussi. « Le premier appel est vertigineux. Au théâtre, je suis habituée à être devant une salle pleine de personnes que je ne connais pas. Mais là, c’est intime. On commence par créer un lien, on demande “comment se passe le confinement?” et déjà on est dans une ambiance de confidences. »

Catherine Hughes

La lecture d’un passage d’une œuvre littéraire devient un prétexte pour s’unir à l’autre. « On se rend compte qu’on en a besoin. De part et d’autre, ça fait du bien. »

Et lorsque Catherine réconfortait cette grand-mère qui pleurait son mari, elle ne pensait pas à Quaqtaq. Quaqtaq, petit village du Nunavik dans le Nord-du-Québec, où elle était allée l’hiver d’avant, où elle avait fait des ateliers de création théâtrale avec tous les élèves, d’où elle était partie en disant « à l’année prochaine ».

Elle n’est pas revenue.

L’idée d’aller enseigner les rudiments du théâtre là-bas est venue d’elle. Une de ses amies y enseigne. « Je lui ai écrit pour lui expliquer les ateliers que je faisais dans les classes d’accueil. Je lui ai demandé : “Est-ce que ça te parle pour ta communauté?” Elle a embarqué tout de suite! »

Et Catherine est débarquée début décembre sur le bord du détroit d’Hudson avec une grosse valise de costumes et sa « bouffe sèche ». Elle est végane.

Elle n’allait pas trouver de lentilles à l’épicerie du village.

Pendant un mois, elle a enseigné les rudiments de la création à ces enfants qui n’avaient jamais rien vu de tel de leur vie. Ils ont communiqué comme ils ont pu. Les élèves n’apprennent que l’inuktituk jusqu’en deuxième année. Elle est parvenue avec certaines classes à monter un numéro pour le spectacle de Noël.

Elle a assisté au spectacle.

En fait, elle a assisté à plusieurs spectacles, dont un bien particulier. « J’étais dans un groupe de tout-petits et il y a eu un message à l’intercom. C’était en inuktitut, mais j’ai compris un mot : béluga. Les jeunes se sont levés d’un bond, toutes les portes des classes se sont ouvertes, la prof a dit : “C’est Beluga Day!” J’ai pris mon manteau et j’ai couru avec tout le monde vers la baie. Il y avait des dizaines et des dizaines de bélugas. J’ai compris que c’était jour de chasse… »

Jour d’abondance, jour de tradition.

« Une autre belle révélation que j’ai eue, c’est par rapport au temps. Là-bas, le temps est en lien avec la lumière. Quand j’y étais, il faisait clair de 9 h à 14 h 30. S’il y a un blizzard, l’épicerie peut être fermée pendant trois jours. Il n’y a pas vraiment de réseau, pas de signal cellulaire en dehors de la maison, ce qui fait qu’on n’est pas interrompu quand on parle à quelqu’un. Il y a une autre dimension du temps. »

Un jour, le temps est venu de partir. « Un mois, ce n’est pas long pour tisser un lien de confiance. L’idée, c’était de revenir un an plus tard pour continuer à bâtir autour de ça. À la fin, les gens me demandaient : “Vas-tu revenir?” Je ne leur en ai pas fait la promesse, mais pour moi, c’était un engagement. J’aurais aimé continuer à tisser ce lien. »

Elle y retournera.

Catherine a habité pendant cinq mois chez ses parents dans les Laurentides. Le plan de départ était de retourner à Montréal après. Le plan a changé. « Plus je voyais ça approcher, plus je sentais une angoisse de retourner en ville. J’ai commencé à chercher dans les Laurentides et dans les Cantons-de-l’Est et j’ai trouvé une maison à Sutton. Je l’ai visitée le jour de mon anniversaire. »

Catherine a quitté la ville. « C’est clairement une conséquence de la pandémie. Et c’est vraiment formidable! Je reste à distance de marche du village, j’y vais par un petit boisé qui longe le ruisseau. C’est une région que j’ai toujours aimée et je me disais : “un jour, un jour”… La pandémie a fait que ce jour-là est arrivé. »

Mais la pandémie fait que le village est bien différent, presque un village fantôme. « C’est habituellement une communauté qui est très vivante. J’ai hâte de m’impliquer, de connaître les initiatives, de rencontrer les artistes. Je n’ai pas le vrai pouls. On me dit : “Tu vas voir quand ça va revenir comme avant.”… »

Ce sera comme le jour du béluga.

Titulaire d’un diplôme d’études collégiales en art et technologie des médias du cégep de Jonquière et d’un baccalauréat de l’Université Laval, Mylène Moisan est journaliste au quotidien Le Soleil depuis 1999. Elle y signe depuis 2012 une chronique suivie par des milliers de lectrices et lecteurs. Elle y raconte des histoires singulières, variées, qui touchent à la fois les gens et la société dans laquelle nous vivons. De 1994 à 1996, elle a travaillé comme journaliste à Toronto pour l’hebdomadaire francophone L’Express, puis à la chaîne télévisée TFO pour l’émission d’affaires publiques Panorama.