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L’amour, ça ne part pas

Défier le temps et l’oubli

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Auteur路e :

Temps estimé de lecture :5 minutes

Bandeau :Photos : © Mitch Cayouette – Oneland.media

Quand Line Lafrance a revu son père après trois mois, après le confinement strict de la première vague, il ne l’a pas reconnue.

« C’était la première fois. »

Line, sa grande fille, sa seule fille, s’était effacée de sa mémoire. L’homme de 97 ans est atteint d’alzheimer. Il habite depuis un peu plus de deux ans dans une résidence de Québec spécialisée pour des gens comme lui, qui ne sont plus autonomes. Avant, pendant huit mois, il est resté chez Line. « Mon chum dormait en haut et moi, je dormais avec mon père dans le salon. S’il se levait huit fois la nuit pour faire pipi, je me levais aussi. »

Ce n’était pas une corvée. « Un soir, alors qu’il était tout mouillé dans son lit et que je changeais sa protection, il a posé sa main sur ma tête et il m’a dit : “la fille aime son papa”, je lui ai dit “oui”, il a dit “le papa aime sa fille”. »

C’est sa façon de dire merci.

Line et ses deux jeunes frères ne voulaient pas que leur père soit placé en CHSLD. Ils ont choisi pour lui une résidence privée, à une centaine de kilomètres de chez Line, qui habite dans le Centre-du-Québec. Qu’importe, trois fois par semaine, Line monte dans sa voiture électrique pour faire la route.

Lorsque le premier ministre François Legault a mis le Québec sur pause il y a un an, les portes de la résidence de son père, comme tellement d’autres portes, se sont fermées. Son père, lui, n’avait aucune idée qu’il y avait une pandémie dehors, n’a peut-être même pas remarqué que sa fille ne venait plus le voir.

« J’ai trouvé ça dur », confie Line.

Line Lafrance

Mais la mémoire du cœur de son père n’avait pas oublié. « Au début, quand on s’est revus, c’était plus compliqué, il n’avait pas ses appareils et on n’a pas pu se parler. Mais sa mémoire est revenue. Quand il me voit maintenant, il dit : “c’est ma fille!”, “c’est ma fille!”. Même quand il voit une blonde passer, il dit : “viens ici, Line!” »

Elle sait qu’un jour, il oubliera son nom, mais ce n’est pas grave. « Les émotions restent. L’amour, ça ne part pas. » Line travaille dans une résidence où habitent des gens atteints de troubles cognitifs et, aux proches qui pensent être oubliés, elle dit : « Venez les voir, parlez-leur, les émotions sont là, c’est ce qui reste le plus longtemps. »

Et ce n’est pas parce qu’ils ne se souviennent plus des beaux moments qu’ils ne doivent plus en vivre. « Quand je pars, il ne se souvient plus que j’étais là, mais quand je suis là, il a du fun! » Line aussi. « Il y a quelqu’un qui m’a dit un jour que je faisais ça à cause d’un sentiment de culpabilité. Je n’ai jamais eu ce sentiment. J’y vais parce que je m’ennuie, parce que j’aime ça et parce que ça fait du bien à mon père. »

Ses frères et la conjointe de son père y vont aussi. Ils ont chacun leur journée.

Ses parents sont séparés « depuis 35, 40 ans ». Ils ont tous les deux refait leur vie. Sa mère, une jeunesse de 80 ans, a toute sa tête. Elle souffre davantage de la lutte contre la pandémie. « Elle allait prendre sa marche dans les centres d’achat, elle jouait aux quilles, elle allait danser, elle allait au restaurant chaque semaine avec ses amis. »

Elle sait qu’un jour, il oubliera son nom, mais ce n’est pas grave. « Les émotions restent. L’amour, ça ne part pas. »

Depuis des mois, elle doit rester encabanée. « Elle trouve ça plus difficile, il n’y a plus rien. Elle me dit : “tu sais, on ne rajeunit pas, on avance en âge, on perd du temps. On est encore en forme, mais…” » Elle sent l’urgence. Tout ce temps passé à ne rien faire, à ne voir personne ne reviendra pas.

Line l’appelle plus souvent, au moins deux fois par jour, quand elle est sur la route. « Quand je l’appelle, je lui dis : “je n’ai rien à te dire”, elle me dit : “moi non plus”, mais on trouve toujours des sujets finalement, on se conte nos journées, nos recettes. Elle fait des salades de quinoa, elle connaît tout du quinoa! »

Line, elle, s’est convertie en boulangère, comme bien des Québécois·e·s depuis le début de la pandémie. « Du pain, j’ai tellement fait de pain! Je fais des pains aux raisins, des pains hamburgers, des pains baguettes… Je me suis acheté un vingt kilos de farine bio et je suis en train de passer au travers! »

Elle prend plus le temps de cuisiner aussi. « Je ne fais pas juste du manger, je fais des recettes, ce n’est pas pareil. »

La COVID a épargné ses parents, mais elle y a goûté. Elle l’a attrapée en novembre, possiblement en livrant les repas aux chambres d’une résidence où le virus s’était installé à demeure. Elle a été un mois sur le dos, un long mois. « J’avais des maux de tête comme je n’avais jamais eu avant, des migraines de 36 heures, des bourdonnements, une sensation de fièvre et une fatigue… je dormais des 18 heures chaque jour, je me levais et j’étais encore fatiguée! » Son nez et ses papilles l’ont boudée, même l’odeur de l’eucalyptus n’arrivait pas à chatouiller son nerf olfactif.

Ses poumons ont heureusement été épargnés, mais elle a eu peur. « J’ai eu peur de mourir, j’ai toujours eu peur de mourir étouffée. »

Elle a repris du poil de la bête juste à temps pour les Fêtes, même si les Fêtes allaient être bien tranquilles, même si sa belle-mère n’allait pas les recevoir comme d’habitude la veille du Jour de l’an. Ils ont « fêté » sur Zoom, ils étaient plus d’une vingtaine. « Les petits-enfants étaient là, tout le monde était là. La mère de mon chum a pu donner la bénédiction, elle le fait toutes les années, elle était émue… »

Dans sa maison, avec son chum et leurs deux chevaux, Line prend la mesure de la chance qu’elle a. « Je me sens privilégiée dans tout ça. J’ai un travail, je rends service, je suis bien. Je ne suis pas une mère monoparentale qui a perdu sa job dans un casse-croûte, je ne suis pas un restaurateur mal pris, une travailleuse de la santé surmenée. »

Mieux que bien d’autres. « Je le vois, dans les milieux où je travaille, les dommages collatéraux de la solitude, les gens qui mangent seuls dans leur chambre. C’est terrible. […] Si je peux retenir une chose positive, d’une certaine façon, c’est que ça a mis en lumière ce qui se passe dans les CHSLD, on a vu comment on traitait nos parents, un gâchis total. Maintenant, il faut que ça change. »

Titulaire d’un diplôme d’études collégiales en art et technologie des médias du cégep de Jonquière et d’un baccalauréat de l’Université Laval, Mylène Moisan est journaliste au quotidien Le Soleil depuis 1999. Elle y signe depuis 2012 une chronique suivie par des milliers de lectrices et lecteurs. Elle y raconte des histoires singulières, variées, qui touchent à la fois les gens et la société dans laquelle nous vivons. De 1994 à 1996, elle a travaillé comme journaliste à Toronto pour l’hebdomadaire francophone L’Express, puis à la chaîne télévisée TFO pour l’émission d’affaires publiques Panorama.