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Une vie à vivre

De Changsha à Saint-Roch

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Temps estimé de lecture :5 minutes

Bandeau :Photos : © Audrey H. Arsenault – Oneland.media

Marie-Lee Lavallée a fermé la porte de sa classe le jeudi 12 mars 2020 comme tous les autres jours avant. Ses 18 élèves se sont peut-être dit « à lundi » en croisant les doigts : on annonçait une grosse bordée le lendemain.

La neige est tombée comme prévu. Une chape aussi. Le gouvernement a annoncé la fermeture sur-le-champ de toutes les écoles.

C’était la tempête du coronavirus qui était à notre porte. On la voyait s’approcher inexorablement. On l’avait vue partir de la Chine, décimer l’Italie, elle avait traversé l’océan. Ce n’était qu’une question de temps. « Je ne pouvais même pas aller chercher mon matériel en classe. Ça a pris du temps avant qu’on puisse y aller. »

Les élèves n’ont jamais pu y retourner.

Du jour au lendemain, le travail de Marie-Lee a changé du tout au tout. Elle a dû s’initier à l’enseignement à distance, elle qui était « zéro techno ». Elle a retrouvé ses élèves devant son écran « autour de la mi-avril », le temps que le ministère de l’Éducation se tourne en catastrophe vers l’école virtuelle.

Et puis, le 11 mai, retour à l’école. Mais sa classe de cinquième année n’a plus rien à voir avec celle d’avant. « Juste de placer les bureaux, ça a été un méchant casse-tête! On était là à mesurer les deux mètres de distance entre les pupitres! Moi, ce n’était pas si pire, j’avais une classe plutôt spacieuse, mais pour d’autres, c’était quelque chose! »

Ce n’était pas le pire.

Un de ses élèves manquait à l’appel. Depuis mars. « J’ai un enfant de qui je n’avais plus aucun signe de vie. J’envoyais des courriels, j’appelais, je n’avais pas de réponse. À la base, la communication a toujours été difficile. C’est un cas où la DPJ est impliquée, mais là, je n’avais plus aucun contact. Je me suis rendue chez lui, j’ai entendu du bruit… et quand j’ai frappé, c’était le silence. »

Elle ne l’a revu qu’en septembre. « Pas longtemps, il a changé d’école. J’espère tellement qu’il va bien. »

Depuis qu’elle enseigne, depuis sept ans, Marie-Lee a toujours préféré ces élèves pour qui, généralement, les enseignants ne se bousculent pas.

Marie-Lee enseigne depuis deux ans à l’école des Berges dans le quartier Saint-Roch à Québec, où plusieurs élèves viennent de milieux défavorisés. « Moi, mes élèves, ce sont les petits joueurs de basket », la plupart issus de l’immigration. Cette année, dans sa classe de sixième année, elle a « deux autistes, cinq qui ont un ordinateur pour les aider, sans compter mes cocos qui ont plus de difficultés d’apprentissage ».

C’est ce qu’elle aime.

C’est ce qu’elle a choisi. Depuis qu’elle enseigne, depuis sept ans, Marie-Lee a toujours préféré ces élèves pour qui, généralement, les enseignants ne se bousculent pas. « J’ai eu la piqûre quand j’ai fait un stage à l’école des Jeunes-du-Monde, qui est une des plus défavorisées à Québec. Et c’est pour ça que j’ai voulu enseigner dans les milieux défavorisés. C’est important pour moi de faire un petit quelque chose pour ces familles-là, pour ces enfants-là, pour qu’ils aiment l’école, pour qu’ils en tirent du positif. »

Elle y met tout son cœur. « J’essaye d’aller les chercher, je fais beaucoup de projets en lien avec la lecture, Harry Potter, Marvel. J’ai même fait une expérience avec la musique classique. Quand j’ai prononcé le mot “musique classique”, c’était un gros “bof”, c’était zéro pis une barre. J’avais tout préparé. J’avais trouvé sur YouTube des vidéos avec des beats de rap sur des symphonies de Mozart, par exemple. Ils ont beaucoup embarqué, ils ont vraiment trippé! »

Marie-Lee Lavallée

Elle y met aussi tout son temps. « L’autre fois, mon chum m’a appelée, j’étais encore à l’école. Il me dit : “Il est 19 h”. Je demande pourquoi il me dit ça, il me dit : “le couvre-feu”… J’aime tellement mon travail, je ne vois pas le temps passer! Je suis tellement contente de pouvoir venir travailler, je remercie le ciel. J’ai besoin de ma classe, de mes élèves. »

C’est sûrement réciproque.

Quand ses élèves ont le goût de se plaindre de la pandémie, des masques qu’ils doivent maintenant porter en classe, elle leur parle du meilleur ami de son père qu’elle considérait comme un oncle, emporté le 29 décembre par la COVID-19. Il était déjà mal en point; le coronavirus l’a achevé.

Il n’avait que 57 ans.

« Quand je leur parle de ça, ils sont grands, ils comprennent que quand on se compare, on se console. Là, c’est vrai, on est chanceux. »

Marie-Lee l’a compris à 20 ans : une tumeur au cerveau qui lui a fait un croc-en-jambe pendant qu’elle faisait son baccalauréat en enseignement. « J’ai été opérée le 16 juin et j’ai recommencé mes cours en septembre, pour la deuxième année. Au début, mon père et ma mère lisaient les textes pour moi, je n’étais pas capable. Mais je me disais “il faut que je réactive mon cerveau”. »

Ses notes ont piqué du nez, mais elle a tenu le coup. « J’ai tout passé. Et ça s’est replacé l’année suivante. »

D’avoir dû envisager sa propre mort a changé sa vie. « J’ai décidé d’aller en Chine où j’ai été adoptée à neuf mois. On a juste une vie, c’est vrai. C’est spécial qu’il faille souvent vivre quelque chose comme ça pour le réaliser. » Elle a appris un peu par hasard que l’Université Laval offrait un stage en Chine. Elle a sauté sur l’occasion.

Le hasard n’avait pas dit son dernier mot. « C’était dans la ville où je suis née. »

Marie-Lee y a donc passé un peu plus de deux mois en 2012. À Changsha. « J’ai pu visiter l’orphelinat où j’ai été adoptée. J’ai appelé ma mère, je pleurais ma vie… » Ils avaient encore son dossier, ils l’ont ressorti. « Ils m’ont appris que j’avais été trouvée dans la rue par des policiers. Ça m’a scié les jambes. »

La vie lui avait donné une autre chance.

Elle se rappelle une seule phrase en mandarin. « Je me souviens juste de : “Où sont les toilettes?”, mais je ne sais même pas… Avec les accents toniques, je dis peut-être “j’aime manger du spaghetti!”. »

À 31 ans, Marie-Lee aimerait fonder sa propre famille, mais les traitements qu’elle a reçus pour sa tumeur au cerveau viennent compliquer les choses. Et cette foutue pandémie a mis les services de Procrea sur la glace. Qu’à cela ne tienne. « Je veux adopter un enfant, mon conjoint aussi. »

Ils iront en Chine, ça va de soi.

Titulaire d’un diplôme d’études collégiales en art et technologie des médias du cégep de Jonquière et d’un baccalauréat de l’Université Laval, Mylène Moisan est journaliste au quotidien Le Soleil depuis 1999. Elle y signe depuis 2012 une chronique suivie par des milliers de lectrices et lecteurs. Elle y raconte des histoires singulières, variées, qui touchent à la fois les gens et la société dans laquelle nous vivons. De 1994 à 1996, elle a travaillé comme journaliste à Toronto pour l’hebdomadaire francophone L’Express, puis à la chaîne télévisée TFO pour l’émission d’affaires publiques Panorama.