Aller directement au contenu

Cinquante ans d’histoire de l’art féministe au Québec

Une culture engagée

Date de publication :

Auteur路e :

Temps estimé de lecture :6 minutes

Cinquante ans après la création du Conseil du statut de la femme, le magazine Gazette des femmes réfléchit à l’art des femmes au Québec de 1973 à aujourd’hui. Si, à l’époque, on se préoccupe avant tout des droits, des politiques publiques et des mesures sociales qui font progresser les femmes, le mouvement féministe se soucie aussi de la façon dont cette lutte s’articule dans toutes les sphères de la société, y compris la culture. Rencontre avec l’historienne de l’art Rose Marie Arbour.

L’histoire de l’art féministe n’est qu’à ses débuts lorsque Rose Marie Arbour entreprend des recherches sur la place des femmes artistes au Québec. Nous sommes en 1975, année que l’Organisation des Nations unies a décrétée Année internationale de la femme. L’historienne de l’art nous explique son intérêt ainsi : « Je réfléchissais beaucoup à ces questions : Qu’est-ce qu’un artiste en société? Qu’est-ce que l’histoire de l’art? Et d’où vient-elle? La question des femmes me permettait de soulever les pierres. »

Des barrières institutionnelles

La professeure Arbour a fait carrière au jeune Département de l’histoire de l’art de l’Université du Québec à Montréal (UQAM). Elle sera parmi les premières au Québec à nommer certaines barrières institutionnelles et sociales qui expliquent la discrimination systématique de femmes artistes dans l’histoire, comme l’accès aux études universitaires en art, aux institutions et au marché de l’art, et les obligations intrinsèques aux rôles traditionnels genrés.

« Le lieu d’où parlent et produisent les femmes n’est pas celui des hommes » écrit Rose Marie Arbour en 1980. Elle témoigne ainsi des contingences sociologiques qui ont un impact sur la production, la légitimation et le pouvoir économique de l’art des femmes, mais aussi de la particularité des expériences vécues qui sont véhiculées par l’art.

Si un regard critique sur le passé est fondamental à une approche féministe en art, on voit aussi naître, à partir des années 1970, maintes initiatives pour rectifier le tir en art contemporain.

La professeure Arbour situe ce moment dans un contexte québécois plus large : « C’était un état d’esprit né à la fin des années 1960 et au début des années 1970 que de rabrouer les valeurs traditionnelles, surtout dans le contexte de la Révolution tranquille au Québec. On s’est rencontrées [à la Centrale galerie Powerhouse] avec ce refus des conventions de représentations », ce lieu de diffusion montréalais qui, depuis 1973, expose exclusivement des œuvres de femmes artistes, longtemps exclues des galeries traditionnelles.

Vers une diversité de voix

Rose Marie Arbour
© Amis de la place Marcelle-Ferron – Série Marcelle Ferron racontée par

Une suite d’expositions collectives de femmes foisonne alors partout au Québec, dont Artfemme ’75, Art et féminisme (1982) et Actuelles 1 (1983). Qu’elles aient ou non un discours explicitement militant, ces expositions contribuent à rehausser la visibilité des femmes artistes et créent un précédent pour une plus grande diversité de voix dans l’art au Québec.

C’est Rose Marie Arbour que le Musée d’art contemporain de Montréal (MAC) engage comme commissaire invitée pour la grande exposition Art et féminisme, en 1982. Elle y mettra en dialogue le travail de quarante femmes artistes québécoises avec l’œuvre culte de l’Américaine Judy Chicago, The Dinner Party, montrée pour la première fois au public canadien.

L’œuvre de Chicago aborde explicitement, et avec audace, la réinsertion des femmes dans le canon de l’histoire. Il s’agit d’une table à manger triangulaire d’une quinzaine de mètres de long, où chacune des places est assignée à une importante figure féminine, soit historique, soit mythique.

On verra dans l’exposition du MAC le militantisme de l’époque s’agencer à une valorisation de formes artistiques traditionnellement « féminines » comme les arts textiles, notamment par l’inclusion des bannières Les chevalières des temps modernes, créées par Marie Décary et Lise Nantel pour la manifestation de la Journée internationale de la femme en 1980.

Devant les demandes pressantes de ses étudiantes, Rose Marie Arbour instituera à l’UQAM un cours sur l’art moderne et contemporain des femmes au Québec. Un sujet qui demeure une des grandes forces du département encore aujourd’hui. Dans les années qui suivent, l’historienne sera sur tous les plateaux et dans tous les musées et toutes les galeries : il serait impossible de nommer ici l’entièreté de ses recherches et expositions sur l’art des femmes réalisées depuis.

Un incessant travail de valorisation

La mise en valeur de l’art des femmes est une action continuelle et de longue haleine que se partagent artistes, chercheures et professionnelles du monde de l’art. Plusieurs femmes chercheures s’activent autour du travail de (ré)insertion des femmes dans l’histoire de l’art.

On reconnaît notamment dans le milieu universitaire le groupe de recherche Canadian Women Artists History Initiative, basé à l’Université Concordia. Citons aussi l’implication de la directrice de la Galerie de l’UQAM, Louise Déry, et de son équipe dans le projet de répertoire international de femmes artistes AWARE. Ou encore la série de cours en ligne sur les femmes artistes des 20e et 21e siècles Elles font l’art, offerte gratuitement par le Centre Pompidou, à Paris, à laquelle contribue la professeure et commissaire Thérèse St‑Gelais, de l’UQAM.

Les musées deviennent des lieux par excellence où il fait bon de scruter l’histoire de façon critique. Mentionnons les expositions récentes ou en cours suivantes : Parall(elles) : une autre histoire du design (Musée des beaux-arts de Montréal) trace les multiples contributions de femmes à l’histoire du design, tandis que Sans invitation : les artistes canadiennes de la modernité (Musée national des beaux-arts du Canada) rassemble des œuvres de femmes artistes canadiennes, immigrantes, autochtones et allochtones de l’entre-guerre, traditionnellement négligées dans la trame narrative de l’art moderne.

Cet été, Montréal a aussi profité de l’exposition d’un seul souffle, de Sophie Jodoin, fruit d’une résidence de recherche chez Artexte. L’artiste s’est penchée sur des dossiers d’archives de femmes artistes, rendant ainsi hommage à ces femmes créatrices d’ici et à la tradition féministe d’expositions collectives.

Des initiatives actuelles

Rose Marie Arbour note que depuis l’articulation première de la problématique des femmes dans l’art des années 1970, « on trouve plusieurs types de réflexion et d’action féministes, et non l’autorité d’un dogme qualifié de “féminin” qui aurait unifié les femmes sous une seule bannière », qu’elle soit politique ou esthétique.

Aujourd’hui, les voix diversifiées du féminisme trouvent leur place dans notre appréciation des identités et des perspectives multiples : femmes racisées, diversité de genre et d’orientation sexuelle, diversité capacitaire, expériences d’immigration et d’exil…

Dans les pas de Rose Marie Arbour et de ses collaboratrices s’inscrivent de nouvelles initiatives pour diversifier l’art contemporain depuis les marges. Comme la biennale POST-INVISIBLES. Inauguré en 2022, l’événement propose des expositions qui portent un regard inclusif sur la place des femmes et des personnes non binaires en arts visuels au Québec.

Certaines organisations chevronnées adaptent aussi leur mandat aux enjeux actuels, comme la Centrale galerie Powerhouse qui, en 2016, met à jour sa mission pour explicitement nommer les « préoccupations intersectionnelles […] dans la diffusion de pratiques artistiques dialoguant avec les féminismes ». Le regard féministe d’aujourd’hui s’applique ainsi naturellement aux questions intersectionnelles d’équité sociale.

On reconnaît ce regard averti présent dans des expositions actuellement à l’affiche à ne pas manquer. Mentionnons Avaler les montagnes, de Karen Tam, présentée au Musée McCord-Stewart. L’événement rend hommage à la communauté sino-montréalaise et particulièrement aux contributions des femmes immigrantes au quartier chinois de la ville, dans le contexte du centenaire de la discriminante Loi de l’immigration chinoise.

Avec Unique en son genre, le Musée de la civilisation, à Québec, offre pour sa part un espace de réflexion sur la pluralité des identités de genre au fil du temps, et combine œuvres d’art, perspectives historiques et scientifiques et témoignages.

Le Québec doit aux historiennes de l’art féministes, à la pensée décoloniale et queer et à toutes ses intersections, la mise en lumière de la logique d’exclusion inhérente à l’histoire de l’art. Les cinquante ans du Conseil du statut de la femme sont l’occasion de faire le point sur l’effervescence de l’art des femmes et de son étude au cours du dernier demi-siècle.

Une intervention féministe dans l’art et la création permet non seulement de redécouvrir des artistes négligées par l’histoire, mais aussi de bâtir un engagement culturel qui reflète et célèbre notre diversité, l’entrecroisement des luttes sociales et l’hétérogénéité des féminismes.

Bannière 50e anniversaire CSF