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La Centrale et Remue-ménage : deux institutions pionnières

Cinquante ans de luttes féministes dans les arts et la culture

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Temps estimé de lecture :5 minutes

Bandeau :Photo : © Darius K (unsplash.com)

l y a 50 ans, le mouvement féministe est en pleine effervescence au Québec. Au chapitre des arts et de la culture, de nouvelles institution sont créées, comme la galerie d’art La Centrale et les Éditions du remue-ménage. Portrait en trois temps de ces organisations pionnières qui continuent, encore aujourd’hui, à stimuler les réflexions et à faire porter les voix des femmes.

Ploc, ploc. Un cœur fond. Et les gouttes qui tombent, captées par un hydrophone, résonnent dans la pièce. Vêtue d’une robe blanche, l’artiste Marcella França presse des cœurs gelés faits d’extraits de plantes. Autour d’elle, une petite audience assiste à la performance Sang-froid, réalisée au mois de mai à La Centrale galerie Powerhouse.

« Toute ma vie, j’ai travaillé avec le féminisme, le lien entre la violence patriarcale et [la destruction] de la nature, explique l’artiste contemporaine d’origine brésilienne. J’utilise mon corps chaud et vivant et je commence à faire fondre le cœur, qui est la représentation des violences et des abus. C’est comme un rituel de guérison pour transformer la douleur en quelque chose qui nous donne du pouvoir. »

La performance de Marcella França fait partie de la programmation 2023 du centre d’artistes autogéré La Centrale galerie Powerhouse, situé au cœur de Montréal. Créée en 1973, comme le Conseil du statut de la femme, La Centrale a longtemps été connue comme la seule galerie d’art féministe de la ville. Cinquante ans après sa première exposition, la galerie continue d’offrir un espace pour des projets pluridisciplinaires sur des enjeux très actuels.

Ainsi, du 14 juillet au 27 août, l’exposition This is not a scarf de Somaye Farhan s’interrogera sur le rôle du foulard dans l’oppression des femmes et le mouvement de contestation en Iran. En mai, sur les réseaux sociaux, la galerie a présenté le projet Je m’appelle Nihao de Mona Young-eun Kim, qui met en lumière les réalités et les effets néfastes des stéréotypes sur la diaspora asiatique.

« Cet espace est très important, je pense qu’il faut avoir plus d’espaces féministes [comme celui-ci], estime Marcella França. C’est souvent plus facile pour un homme d’obtenir l’appui ou un espace d’exposition d’une galerie. C’est important d’avoir des galeries [comme La Centrale] ouvertes aux femmes, aux personnes non binaires ou aux femmes immigrées. »

Remue-ménage, pionnière sur la scène littéraire féministe

Trois ans après la création de la galerie La Centrale, les Éditions du remue-ménage font leur apparition sur la scène littéraire québécoise en 1976. « Les éditions ont été fondées un an après l’Année internationale de la femme, à une époque effervescente pour tous les mouvements sociaux, explique Rachel Bédard, éditrice chez Remue-ménage. Des regroupements de femmes se disaient qu’il devrait y avoir un lieu culturel pour diffuser la pensée féministe. »

« On a publié des anthologies de poésie, du théâtre, des romans, toutes sortes d’essais » poursuit l’éditrice. La maison d’édition a ainsi été à l’avant-plan de dossiers comme la féminisation de l’écriture ou de la reconnaissance du travail domestique.

Depuis six ans, les Éditions du Remue-Ménage publient un agenda qui est un instrument de réflexion sur la condition féminine. Cette année, elles se tournent vers l’avenir et nous entraînent dans la fiction : “Nous avons choisi de regarder du côté du futur, d’inventer l’avenir, un avenir féministe”.

– Cloutier, Lynda (1983). L’Agenda des Éditions du Remue-Ménage.
Gazette des femmes, vol. 4, no 6, p. 23.

Après l’effervescence des années 1970, le mouvement féministe entre dans une nouvelle phase dans les décennies 1980 et 1990, se rappelle Rachel Bédard. « Ce tournant-là a été difficile, avec des politiques plus néolibérales. Il y a eu un certain repli sur soi. Les gens ont beaucoup oublié le collectif, dit-elle, en rappelant que c’est également à cette période qu’a eu lieu la tuerie de l’École polytechnique de Montréal. C’est à ce moment qu’on a commencé à parler de post-féminisme, » ajoute-t-elle, en référence au mouvement réactionnaire au féminisme de la deuxième vague, qui suppose implicitement que les luttes féministes appartiennent au passé.

Mais la parole féministe a repris ses lettres de noblesse aux yeux de la population au cours des dernières années, notamment avec le mouvement MeToo, se réjouit Rachel Bédard. « On n’est jamais à l’abri d’un ressac, [mais] en ce moment, il y a un foisonnement de l’écriture des femmes. »

Le catalogue des livres publiés en 2023 reflète bien la diversité des sujets traités, allant de la place des femmes en agriculture à la recherche sur la radicalisation et l’islamophobie, en passant par la grossophobie et la crise du logement vécue par les femmes.

« Il y a beaucoup de mobilisations pour l’écoféminisme, énonce l’éditrice. On parle de la judiciarisation de populations très vulnérables, des jeunes trans, de la question des femmes autochtones, dans une perspective féministe d’intersectionnalité. On a le vent dans les voiles! »

La Nef : faire rayonner les voix des femmes au théâtre

Marie-Claude Garneau, Marie-Ève Milot et Marie-Claude St-Laurent, codirectrices de la collection La Nef.

La première publication des Éditions du remue-ménage en 1976 a été la pièce de théâtre Môman travaille pas, a trop d’ouvrage! du Théâtre des Cuisines. Par manque de popularité du genre, la collection théâtre La Nef a ensuite été abandonnée, avant qu’elle ne reprenne vie grâce à l’initiative de Marie-Claude Garneau, chargée de cours à l’École supérieure de théâtre de l’Université du Québec à Montréal, de Marie-Ève Milot, metteuse en scène, comédienne et autrice, et de Marie-Claude St-Laurent, autrice et comédienne.

« La parole des femmes a été tellement étouffée longtemps dans le milieu du théâtre, observe Marie-Claude Garneau. Le théâtre lu, ce n’est pas quelque chose qui se vend énormément. Mais on voyait que les femmes prenaient de plus en plus de place [dans le théâtre] et on voyait qu’il y avait un besoin, un désir [pour de telles publications]. Je sens que le vent tourne, et qu’on met de plus en plus en valeur les écritures dramatiques. »

Dans les cours de Marie-Claude Garneau, les réflexions féministes ont d’ailleurs une place de choix. « Les étudiantes sont affamées de paroles [féministes], elles veulent devenir des autrices, se voir représentées, observe-t-elle. J’essaie d’avoir une approche féministe, de faire apparaître ce que l’histoire avec un grand H a mis de côté. »

Dans les classes, des pièces féministes alimentent les réflexions. Loin d’être cloisonnés, les univers culturels et universitaires se nourrissent l’un l’autre, selon la chargée de cours, dont les travaux de recherche sont orientés vers la dramaturgie féministe.

Depuis 2019, huit œuvres ont été publiées dans la collection, y compris une réédition de Môman travaille pas, a trop d’ouvrage!. Le catalogue compte aussi les pièces Mama, ainsi que Coco et Sissi de Nathalie Doummar, et Akuteu, qui signifie « suspendu » en langue innue, de Soleil Launière.

Que ce soit au théâtre, dans la littérature ou en arts visuels, les icônes culturelles comme La Centrale et les Éditions du remue-ménage continuent de porter les réflexions et les luttes féministes québécoises.

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