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Françoise Sullivan : portrait d’une géante discrète

Créatrice d’un siècle

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Temps estimé de lecture :5 minutes

Bandeau :Photo : © Geneviève Philippon et Isabelle Darveau

La démarche assurée et ce sourire qui jaillit sans cesse sur ses lèvres grenat. Cette femme, que la vieillesse n’intéresse pas, est une rare survivante, avec Madeleine Arbour, des 16 signataires de Refus global, en 1948. Elle traverse la rue l’œil vif, la tête haute. Confiante. Élégante et timide, Françoise Sullivan reste une femme de peu de mots, qui parle avec ses yeux, ses silences. Et tout son corps.

Comment prend-elle cette reconnaissance qui se déverse depuis le printemps? Ça lui fait plaisir? Les doctorats honoris causa, les expos, le beau catalogue Une ligne imaginaire de Louise Déry, l’immense murale qui s’affichera Place Dupuis. Et les dizaines d’entrevues sur toutes les plates-formes. « Oh… c’est gênant, à la fin, non? » souffle-t-elle.

L’historienne de l’art Louise Déry, amie de Françoise Sullivan, me dira : « Vous savez, elle a fini par admettre qu’elle avait vieilli et allait avoir 100 ans. Elle souhaitait qu’on le souligne. Mais jamais elle n’aurait pu imaginer pareille déferlante. Ça l’a un peu énervée, en fin de compte… »

Les années 1940 : l’envol d’une carrière

Françoise Sullivan

Françoise Sullivan, dernière enfant et seule fille de l’avocat John A. Sullivan et de Corinne Bourgouin, fut l’enfant chérie de sa mère. « Maman m’a inscrite à des cours de ballet à huit ans. C’est elle, la coupable! » lance-t-elle en riant. Tout de suite passionnée de danse, elle monte des spectacles pour les enfants du voisinage. Dans les années 1930! Ses parents sont ouverts aux arts, ne s’opposent pas à la voie que semble privilégier leur fille. « J’ai eu des parents qui s’aimaient, qui m’aimaient. Quelle chance j’ai eue. »

En 1940, elle a 16 ans. Elle s’inscrit à l’École des beaux-arts en dessin et peinture, où elle accumule les prix dès 1941. Parallèlement, elle poursuit sa formation en danse à Montréal. Puis part à New York en 1945 apprendre auprès de Martha Graham et Franziska Boas, notamment. Elle s’initie aux nouvelles techniques de danse moderne pour « libérer le corps » et suivre ses propres impulsions. Elle apprend l’improvisation, qui restera un moteur de sa pratique artistique.

Comme beaucoup de jeunes artistes, assoiffé·e·s de rencontres intellectuelles, c’est au salon très couru de Julienne Saint-Mars Gauvreau (la mère de Claude et de Pierre) que Françoise Sullivan croise plusieurs de celles et de ceux qui deviendront les Automatistes. Ceux-ci pratiquent l’écriture, la peinture, la danse et la photographie, loin des conventions classiques.

À New York, en 1946, avec son amie Louise Renaud, elle organise la toute première exposition des Automatistes montréalais. Elle n’y présente pas de tableau; la peinture est derrière elle à ce moment-là. À son retour, elle signe et interprète, avec Jeanne Renaud, la première performance en danse moderne au Québec, aidée de ses copains Jean Paul Riopelle (régie), Maurice Perron (éclairage) et Jean-Paul Mousseau (décors et costumes).

Refus global : la liberté de penser

Le 9 août 1948, à la Librairie Tranquille, sept femmes et neuf hommes lancent un manifeste qui bousculera fougueusement bien plus que le milieu de l’art. Les signataires exhortent le Québec à une transformation majeure de leur société sclérosée. Refus global. Ses 400 exemplaires deviennent autant de bougies d’allumage de la Révolution tranquille.

« Lorsqu’à 25 ans, Françoise Sullivan appuie la cause de Refus global – la liberté de penser en dehors des dogmes –, elle sait ce qu’elle risque. »

En annexe du manifeste, des textes de Claude Gauvreau, Bruno Cormier, Fernand Leduc et celui de Françoise Sullivan : La danse et l’espoir, une conférence qu’elle a donnée chez madame Gauvreau. Un des premiers textes qui attesteront sa quête artistique. Son fil conducteur : l’influence des enseignements de Borduas et ses propres explorations à New York. La danse en dialogue avec le monde matériel, la vie actuelle et les forces primales. « L’art fleurit uniquement sur les problèmes intéressant l’époque, toujours dirigé vers l’inconnu », écrit-elle dans son essai.

Lorsqu’à 25 ans, Françoise Sullivan appuie la cause de Refus global – la liberté de penser en dehors des dogmes –, elle sait ce qu’elle risque. « Avec mon père, ce fut… la tempête! Les autres signataires n’étaient pas très famille, je dirais. Les répercussions ont été terribles pour moi. Mais je ne veux pas revenir là-dessus. » Ami de Maurice Duplessis, papa Sullivan a occupé plusieurs fonctions administratives et politiques. On imagine la collision frontale. Elle garde le cap et, avec le temps, la réconciliation a lieu. Ensuite, comme auparavant, ses parents la soutiendront dans ses projets.

Plusieurs mouvements sociaux en Italie, en France et à Montréal traversent sa vie et sa carrière. Les manifs de jeunes des années 60, l’arte povera, les enjeux de censure, les questions environnementales et les luttes des femmes, bien sûr. Sans cesse, Sullivan cherche à comprendre les connexions de l’art avec l’environnement social où il s’exprime. Mais elle ne se définit pas comme militante ni comme féministe.

Une quête sans fin

Françoise Sullivan

Sans relâche depuis 80 ans, cette artiste – sans doute la plus polyvalente de sa génération – s’est renouvelée. Une quête sans fin. Danseuse et chorégraphe, elle a profondément marqué le milieu de la danse tout autant que celui de la peinture, deux disciplines qu’elle a enseignées.

Performeuse avant l’heure, photographe, peintre et sculpteure renommée, Sullivan a expérimenté l’art conceptuel, avec des installations in situ en Italie, au Canada, en Belgique, en Suède, en France : elle a rempli des cabines téléphoniques de pierres, bloqué des portes et fenêtres de matériaux divers, raconté les questionnements des artistes qui osaient se confronter aux réalités quotidiennes.

Françoise Sullivan a documenté son travail, consigné ses trouvailles et ses doutes. Elle a signé des textes dans les journaux, donné des conférences et quelques grandes entrevues. Malgré sa timidité, elle voulait communiquer. Ses archives personnelles, que l’historienne Louise Déry explore depuis quelques années, incluraient des centaines de petits carnets, des milliers de photos et d’innombrables lettres où Sullivan raconte ce qu’elle cherche… et ne trouve pas toujours. Déry constate, admirative : « Un fonds inépuisable où je découvre encore et encore des couches de sens. Elle n’arrête pas de me surprendre! »

Chaque jour, Françoise Sullivan marche jusqu’à son atelier, pas très loin de chez elle, pour y travailler ses grands formats. Elle est revenue pour de bon à la peinture au tournant des années 80. Elle poursuit son travail. Le Musée des beaux-arts de Montréal lui consacrera une rétrospective cet automne. « J’approche un petit banc pour atteindre le haut de la toile », rigole-t-elle.

Pour s’exprimer au plus près d’elle-même, elle n’a fait l’économie d’aucun apprentissage. Ainsi, en 1952, pour devenir sculpteure, elle suit des cours de soudure, seule femme parmi des ouvriers. Son but : travailler de la maison, en fait du garage familial, non loin de ses quatre fils. Leur père est l’artiste montréalais Patersen Ewen. « Il était peintre, je ne voulais pas être sur le même terrain artistique… » Le couple se sépare en 1966. Alcoolisme, maladie mentale. Elle devient soutien de famille. Ce qui ne l’empêchera pas de rendre un hommage puissant à Ewen (1925-2002) avec un diptyque lumineux. « C’était le plus grand peintre canadien », dira-t-elle.

Encore aujourd’hui, ses garçons font sa joie. « Ils m’aiment, je les aime. Ils s’occupent de moi et moi d’eux. » Silence. Puis : « Quand mon fils Jean-Christophe est mort, il y a trois ans, ç’a été effroyable. » Son regard bleu, immense, se pose plus loin. Ce sera tout.

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