Aller directement au contenu

La naissance du Conseil : quand le fruit est mûr

Mouvement des femmes et politique, une convergence qui fait l’histoire

Date de publication :

Auteur路e :

Temps estimé de lecture :6 minutes

Bandeau :Photo : © Olga Drach (unsplash.com)

Le 6 juillet 1973, quand l’Assemblée nationale du Québec adopte la loi créant le Conseil du statut de la femme, aucune femme ne siège parmi les élus. Claire Kirkland-Casgrain, première députée élue en 1961, a quitté la vie politique en février, poussée vers la sortie. C’est pourtant son équipe qui a préparé cette loi, en collaboration avec la Fédération des femmes du Québec (FFQ).

La loi est adoptée non sans débats un peu désagréables, rappelle l’historienne Marie Lavigne : « Jean-Noël Tremblay, porte-parole de l’Union nationale, a été exécrable, disant que les femmes de son comté, les femmes du peuple, n’en avaient rien à faire! » Quant aux sept députés du Parti québécois, ils auraient préféré une loi-cadre plus substantielle.

Cette politique d’ensemble n’adviendra qu’en 1978, quand le Conseil, à la suite de larges consultations, publiera un rapport best-seller : Pour les Québécoises : égalité et indépendance, qui donnera toute sa force au Conseil et fondera désormais l’action gouvernementale.

Mais pourquoi le gouvernement de Robert Bourassa passe-t-il à l’acte en 1973, créant un organisme voué à conseiller l’État en matière de condition féminine et, parallèlement, à informer la population? À quelles demandes répond-il? Et à quel point le mouvement des femmes a-t-il été un moteur de cette initiative?

Un contexte historique favorable

Marie Lavigne, historienne et présidente du Conseil de 1988 à 1995

Selon Marie Lavigne, coautrice de l’ouvrage collectif L’Histoire des femmes au Québec depuis quatre siècles et présidente du Conseil du statut de la femme (CSF) de 1988 à 1995, le fruit mûrissait depuis longtemps déjà.

Il y a tout le contexte des années 1960, rappelle-t-elle. Avec la Révolution tranquille s’accélère la modernisation du Québec, alors qu’à Ottawa, Pierre-Elliott Trudeau cherche à édifier sa « société juste » à grands coups de déblocages législatifs, dont le célèbre « Bill omnibus ». Partout en Occident, de la guerre du Vietnam à Mai 1968, entre réformes et révolution, la société civile est en ébullition. Émergent alors de puissants mouvements d’émancipation et, tout comme les Noir·e·s américain·e·s, les femmes défendent leurs droits.

On lit désormais La Femme mystifiée de Betty Friedan (1963), dont le magazine Châtelaine publie une entrevue, et La politique du mâle de Kate Millett (1969). Femme d’aujourd’hui relaie à la télévision ces nouvelles voix radicales. La pilule contraceptive devenant plus accessible, les femmes mariées occupent le marché du travail… et le Bureau international du travail consigne les discriminations qui s’y perpétuent.

Bien avant de décréter l’Année internationale de la femme (1975), les Nations Unies produisent depuis les années 1950 des bilans suivis de conventions internationales relatives aux droits des femmes. En 1963, le président Kennedy déclenche une commission d’enquête sur le sort des Américaines. En Grande-Bretagne, la Women’s National Commission naît en 1965, un an avant la National Organisation for Women (NOW), aux États-Unis.

Tendances historiques fortes, désir éperdu d’égalité des droits, de réforme des lois : le décor est posé. En 1966, rassemblées autour de Thérèse Casgrain, 400 déléguées des multiples associations féminines fondent la Fédération des femmes du Québec. La même année se crée l’Association féminine d’éducation et d’action sociale, l’AFEAS.

De la mouvance féministe à l’influence politique

Cédant enfin aux pressions des Canadiennes, Ottawa lance en 1967 la Commission royale d’enquête sur la situation de la femme, présidée par Florence Bird. Les commissaires reçoivent près de 500 mémoires et entendent, d’une mer à l’autre, des femmes – francophones, anglophones, autochtones et immigrantes – exiger la modification de lois sexistes et la fin de la discrimination. On vise d’abord l’égalité formelle.

Laurette Champigny-Robillard, première présidente du Conseil du statut de la femme (1973-1978)

La Commission accouche en 1970 d’un rapport imposant, qui rend visibles et légitimes les revendications féministes, à force de statistiques et de démonstrations étayées. Parmi ses 167 recommandations : que chaque province se dote d’un organisme voué à la condition féminine.

« La naissance du CSF trois ans plus tard, résume Marie Lavigne, on la doit donc à une génération de féministes égalitaires des années 1960, dans la logique de leur cheminement. »

La politologue Diane Lamoureux, professeure émérite de l’Université Laval et autrice, émet quelques réserves. « À mon avis, c’était moins la pression du mouvement des femmes, que la pression du gouvernement fédéral. Ottawa a créé le Conseil consultatif du statut de la femme en 1973, sous la responsabilité du ministre Marc Lalonde. Pour le gouvernement de Robert Bourrassa, créer le CSF faisait partie de la modernisation du Québec : on avait le sentiment que le Québec était en retard, et Bourassa lui-même n’était pas fermé… »

Qu’elle résulte de pressions politiques ou féministes, la création du Conseil ne suscite pas d’opposition concertée, et réjouit les nombreuses Québécoises que l’on dira réformistes, regroupées ou non dans les influentes Fédération des femmes et AFEAS.

« Il y a à cette époque deux courants, l’un réformiste, qui accueille bien la création du CSF, et l’autre libérationniste, poursuit Diane Lamoureux. Pour la FFQ et l’AFEAS, le CSF devenait un outil très important puisque leur objectif était de faire changer les lois dans une perspective d’égalité des genres. Elles avaient raison, le CSF a joué un rôle très efficace, avec le rapport Pour les Québécoises : égalité et indépendance en 1978, et Claire Bonenfant à la présidence. »

Quant aux féministes « libérationnistes », ou « radicales », elles affichent en 1973 une attitude d’indifférence devant la création du CSF; Marie Lavigne et Diane Lamoureux s’entendent là-dessus. « Ce n’est pas leur tasse de thé, soutient la politologue. Autrement dit : ça existe, mais ce n’est pas la même chose que nous. » « Et puis ça se passait à Québec, ajoute l’historienne montréalaise, loin de la mouvance gauchiste, syndicale et féministe de Montréal… »

« Qu’elle résulte de pressions politiques ou féministes, la création du Conseil ne suscite pas d’opposition concertée, et réjouit les nombreuses Québécoises que l’on dira réformistes. »

Ce pôle minoritaire du féminisme de la deuxième vague provient de la gauche marxiste ou nationaliste. Ces femmes ont plutôt le désir, dit Diane Lamoureux, de « construire un mouvement révolutionnaire en conscientisant les femmes par des actions directes, en faisant irruption dans les tavernes, par exemple, ou au fameux Salon de la femme. » Elles animent le Front de libération des femmes du Québec (FLF), puis le Centre des femmes et la revue Québécoises Deboutte!. Actions d’éclat, manifestations, mais aussi l’embryon d’un service d’aide pour femmes désirant avorter – ce qui deviendra le grand cheval de bataille du mouvement des femmes, désormais « autonome ».

Un féminisme pluriel

Un vent féministe souffle sur tout le Québec. Artistes et militantes lancent revues, maisons d’édition, librairies, films et vidéos, et elles font scandale sur les scènes de théâtre. Alors que se multiplient sur le terrain les groupes de services – santé reproductive, travail, viol et violence conjugale, etc. –, les centrales syndicales doivent composer avec de combatifs comités de condition féminine, créés en 1973 (CEQ et FTQ) et 1974 (CSN). Et les chercheuses universitaires, revisitant le savoir d’un point de vue féministe, commencent à publier et à implanter des programmes d’études féministes.

Sans être encore très organisé ni très décentralisé, en 1973, le féminisme québécois est donc déjà pluriel. Au CSF, la composition du premier conseil des membres, présidé par Laurette Champigny-Robillard, elle-même issue de la FFQ, en tient compte avec sensibilité et ouverture puisqu’on y trouve deux syndicalistes, deux universitaires, deux femmes en provenance des milieux d’affaires et… quatre représentantes des associations dites féminines.

La cause des femmes rallie un nouveau bataillon : les féministes d’État du CSF et ensuite du Secrétariat à la condition féminine. Ces « louves blanches » rejoindront – à leur manière – les militantes, avec leurs bureaux régionaux et leur soutien technique aux groupes, avec le service Consult-Action, et enfin grâce à des recherches approfondies et des avis largement diffusés.

Ainsi Chantal Maillé, professeure en études des femmes à l’Université Concordia, conclut-elle, dans un article paru en 2019 dans le Bulletin d’histoire politique, que le CSF s’est révélé un formidable « laboratoire d’idées » capable d’influencer les politiques publiques et l’évolution de la société civile. « Si le CSF a été dès sa création plus qu’un simple organisme gouvernemental, c’est parce qu’il a été proche du mouvement des femmes, à qui il doit en quelque sorte sa mise sur pied, et qu’il a été dirigé par des féministes provenant du mouvement des femmes pendant une bonne partie de son existence. »

Bannière 50e anniversaire CSF