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Janette Bertrand : d’émerveillement et d’indignation

Tracer la voie, toujours plus loin

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Temps estimé de lecture :5 minutes

Bandeau :Photo : © Julien Faugère

« J’ai grandi au coin d’Ontario et de Frontenac; il y avait deux tavernes. Par la fenêtre, je voyais toujours la même scène : une femme qui cogne à la porte, un monsieur arrive, lève la main sur elle, elle lui demande de l’argent. Des fois, il y avait les enfants. J’avais trois, quatre ans et je voyais ça, la misère des femmes. »

Janette Bertrand était déjà féministe.

Elle a réalisé très vite qu’elle faisait malgré elle partie d’une sorte de caste inférieure, et son père ne ratait pas une occasion de le lui rappeler. « Je savais que je n’étais pas née dans le bon sexe et mon but, ça a été de prouver à mon père qu’une fille, ça valait un garçon. Pour moi, ça a été un moteur très puissant. »

C’était un homme de son époque. « Pour lui, c’était clair qu’une femme, c’était fait pour avoir des enfants et changer des couches. »

Sa mère était du même avis. « Je me suis construit contre ma mère. Je ne voulais pas être comme elle, rester à la maison. Elle n’a connu comme avenir que la poussière. Elle me disait toujours “quand tu vas être mariée, il va y avoir des rouleaux de poussière”. Quand je me suis mariée, je ne faisais pas le ménage et j’ai vu ce qu’elle disait, j’ai vu un rouleau de poussière! »

Presque un trophée.

Née le 25 mars 1925, Janette a longtemps maudit le fait d’être une femme. « Je voulais être un garçon. Je voulais avoir les mêmes possibilités que les garçons. » Elle a réussi à convaincre ses parents d’étudier à l’université, a pu y être admise par un étonnant détour du destin. « Il y avait de la place, les gars étaient à la guerre. »

Elle a donc étudié l’histoire et la littérature à l’Université de Montréal, en est ressortie avec le rêve de devenir grande reporter à l’étranger. Mais ce n’était pas un rêve pour une fille. « Pour une fille, ce n’était pas possible. Quand je suis allée à La Presse pour voir s’il y avait une possibilité de travailler, on m’a offert de décrire les mariages. J’ai refusé. »

Elle a eu plus de chances au Journal de Rosemont. « [Pierre] Péladeau venait d’acheter le journal, j’avais étudié à l’université en même temps que lui, il était en philo. Il m’a donné mon premier emploi. » Avec toujours ce même leitmotiv, mettre en lumière les inégalités entre les femmes et les hommes. « Il y a un reportage que j’avais fait et qui m’avait marquée. J’étais allée dans une crèche et j’ai dénoncé ce qu’on faisait vivre aux petites filles, elles avaient autour de 15 ans. C’était tellement injuste. »

Au Québec, entre 1920 et 1970, 300 000 bébés ont été placés en adoption dans ce qu’on appelait les crèches, souvent des enfants de filles-mères, comme on les appelait à l’époque.

Porter la voix des femmes

La plume de Janette s’est aiguisée un peu plus encore quand elle est passée au Petit journal, où elle pouvait, enfin, dire ce qu’elle avait sur le cœur. « Le Petit journal, c’était un journal très populaire qu’on achetait le dimanche après la messe. La chronique, c’était Opinion de femme. Je donnais mon opinion sur les hommes, par exemple que les pères étaient injustes. Mais je le faisais avec mon style, avec humour, ça passait. »

C’est là que Janette Bertrand est devenue Janette.

Avec un grand J.

Puis on lui a confié le Courrier du cœur, rubrique qu’elle a tenue pendant 17 ans. « C’est ça qu’on m’offrait, je n’avais pas vraiment le choix. J’avais 35 ans, je ne connaissais rien à ça, je me suis dit “je vais m’organiser”. » Dans les lettres qu’elle recevait, de vraies lettres, elle a trouvé la matière première de ce qui allait alimenter la suite de sa carrière, le carburant qui allait faire tourner le moteur de son indignation et de son émerveillement.

« Je veux qu’on traite les personnes âgées en êtres humains, je veux qu’il y ait des modèles, je veux trouver des modèles, les présenter dans des livres, dans des émissions…  »

– Janette Bertrand

Elle a su qu’elle pouvait faire changer les choses, elle n’allait pas bouder son plaisir, au risque de déranger l’ordre établi. Mais, dans le Québec où elle portait la voix des femmes, on se serait bien passé d’elle. « J’ai été sommée plusieurs fois d’aller rencontrer Mgr [Paul-Émile] Léger, je n’y suis jamais allée. Il y a aussi des maris qui me haïssaient, et qui me haïssent encore. »

Ils aimaient bien ça, eux, une femme à la maison. « Jean Lapointe m’avait invitée pour rencontrer des hommes, des donateurs. Je lui ai dit “Jean, les hommes ne m’aiment pas” et il m’a dit “ben voyons, tout le monde t’aime”. Alors j’y suis allée, et le premier homme qui m’a parlé s’est adressé à moi en m’appelant “madame Jean Lajeunesse”… »

On appelait, à l’époque, les femmes par le nom de leur mari.

Rien n’allait la faire dévier de sa route, elle a consacré sa vie à briser les tabous, à faire évoluer la société. Au petit écran, entre autres, avec ses émissions cultes, Avec un grand A et Parler pour parler. « Quand la télé est arrivée, je me suis dit : “Ça, c’est pour moi!” Je sentais que c’était mon lac dans lequel j’allais nager. »

Des modèles plein la tête

Aujourd’hui, à 98 ans, Janette s’indigne toujours. « Quand j’entends une fille dire “je ne suis pas féministe”, ça me choque! Elles ont tout cuit dans le bec. Et on nous sort encore que ça a été violent, on nous sort encore l’histoire des brassières brûlées, je l’entends trop encore. Mais la réalité, c’est qu’il y a encore deux poids, deux mesures, c’est encore difficile de briser le plafond de verre. »

À travail égal, les femmes sont encore moins payées.

Janette n’a pas l’intention de s’arrêter, même pas de ralentir. Elle n’a gardé aucun des journaux dans lesquels elle a écrit, aucune des émissions qu’elle a faites. « Je ne suis pas dans la nostalgie, je ne regarde pas en arrière. Je suis dans l’action, dans l’avenir. Ça va de mieux en mieux! »

Elle a encore la tête pleine de projets. « J’ai maintenant l’impression d’avoir tout dit sur l’égalité entre les femmes et les hommes, et là, je suis une personne âgée, et c’est mon prochain combat. Je veux qu’on traite les personnes âgées en êtres humains, je veux qu’il y ait des modèles, je veux trouver des modèles, les présenter dans des livres, dans des émissions, je ne sais pas encore. »

Janette n’a pas dit son dernier mot.

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Titulaire d’un diplôme d’études collégiales en art et technologie des médias du cégep de Jonquière et d’un baccalauréat de l’Université Laval, Mylène Moisan est journaliste au quotidien Le Soleil depuis 1999. Elle y signe depuis 2012 une chronique suivie par des milliers de lectrices et lecteurs. Elle y raconte des histoires singulières, variées, qui touchent à la fois les gens et la société dans laquelle nous vivons. De 1994 à 1996, elle a travaillé comme journaliste à Toronto pour l’hebdomadaire francophone L’Express, puis à la chaîne télévisée TFO pour l’émission d’affaires publiques Panorama.