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Women’s Brain Project : la santé mentale et cérébrale selon les sexes

Entretien avec Antonella Santuccione Chadha

Date de publication :

Auteur路e :

Temps estimé de lecture :5 minutes

Bandeau :Photo : © Joshua Fuller (unsplash.com)

Élue Top Woman in Business Switzerland en 2019, Antonella Santuccione Chadha est cofondatrice et directrice de l’ONG internationale Women’s Brain Project (WBP). Fondée en 2016 par quatre scientifiques – dont trois femmes –, l’organisation travaille à faire avancer les connaissances sur les différences entre les sexes en médecine. L’objectif est précis : mesurer l’effet de ces différences sur les maladies mentales et cérébrales qui touchent davantage les femmes, comme la dépression, la migraine, la sclérose en plaques, l’Alzheimer et certaines tumeurs cérébrales. Entretien avec la dirigeante de cette institution phare basée en Suisse, laquelle compte aujourd’hui une soixantaine d’expert·e·s spécialisé·e·s en médecine, neurosciences, psychologie et pharmacie notamment.

Vous dites qu’avec les enfants, les aîné·e·s et les personnes psychologiquement plus vulnérables, les femmes ont payé le prix fort de la pandémie…

La dépression et l’anxiété, déjà plus importantes chez les femmes, ont augmenté durant la pandémie. Les femmes plus âgées ont été plus susceptibles de développer une démence, un dépérissement psychophysique. Si vous cassez la routine d’une personne âgée habituée à aller acheter le pain à une heure fixe tous les matins ou à aller boire son café à 14 heures quotidiennement, vous la désorientez.

Beaucoup de femmes ont perdu leur travail, et leur santé mentale s’en est ressentie. Les personnes intégrées dans un contexte socioéconomique possèdent une meilleure santé et des moyens financiers supérieurs qui leur permettent une prise en charge sanitaire optimale. Cloîtrées à la maison, plusieurs ont été exposées à des violences domestiques. Les hommes aussi ont été en difficulté et certains l’ont fait payer à leur conjointe en les agressant. Nous parlons peu de ces effets, mais nous en subirons les conséquences longtemps.

Dès les débuts de la pandémie, le WBP a été parmi les premières voix au monde à souligner des différences de sexe et de genre au regard de la maladie…

On connaissait déjà ces différences, mais il aura fallu une pandémie pour en parler! Selon le sexe des patient·e·s, non seulement la prévalence et l’incidence des pathologies varient, mais les symptômes, les diagnostics, l’évolution de la maladie et les réponses aux traitements diffèrent aussi.

Ainsi, lorsque le nouveau coronavirus a commencé à se propager en Chine et ailleurs, nous avons observé que, comme pour le SRAS et le SRMO, les hommes étaient touchés de manière disproportionnée. Ils présentaient davantage de complications et ils étaient plus nombreux que les femmes à mourir de la maladie. Et cela, même si la majorité des travailleur·euse·s de la santé en contact avec le coronavirus étaient des femmes.

Le sexe et le genre sont-ils suffisamment pris en compte dans l’étude des maladies?

Nous n’avons pas tiré les leçons des épidémies précédentes. Pourtant, ces différences entre les femmes et les hommes sont fondamentales. Nos travaux au sein du WBP montrent qu’elles jouent un rôle crucial.

Pour des raisons historiques, le corps des femmes était assimilé à celui des hommes. Elles étaient considérées comme de petits hommes! Or, les femmes ont une configuration anatomique, un cycle hormonal, un microbiome propres.

Pour la première fois, nous pouvons affirmer que ces différences sont devenues évidentes aux yeux du monde. C’est une occasion unique de faire avancer la médecine personnalisée en fonction du sexe et du genre.

Cette différenciation est d’une extrême importance pour l’évaluation des avantages et des risques en matière de traitement et d’intervention. Et pour mettre au point des médicaments de précision qui tiennent compte des caractéristiques biologiques des deux sexes, depuis les essais jusqu’au traitement.

Souvent, en médecine, les données ne sont pas ventilées selon le sexe. C’est problématique?

Antonella Santuccione Chadha, cofondatrice et directrice de WBP

Ce serait très utile qu’elles le soient, notamment pour savoir si un certain effet secondaire concerne davantage les femmes ou les hommes.

Déjà, dans le développement préclinique, on ne considère pas suffisamment les différences de sexe, tant dans le modèle animal que dans le modèle cellulaire.

Lors des phases 1 et 2 des essais cliniques, on retrouve le même problème : il y a beaucoup plus de volontaires masculins que féminins. En phase 3, les femmes sont plus présentes, mais on est loin de savoir comment le sexe influence une maladie.

De sorte qu’on se retrouve avec des traitements qui ne sont pas forcément adéquats. Pour trouver des remèdes spécifiques, ciblés, et pour éviter des effets collatéraux indésirables, on doit absolument analyser les différences entre les femmes et les hommes.

Pourquoi jusqu’à récemment ces différences ont-elles systématiquement été occultées?

Pour des raisons historiques. Par misogynie, par ignorance. Le corps des femmes était assimilé à celui des hommes. Elles étaient considérées comme de petits hommes! Or, les sexes ne sont pas différents seulement sur le plan du système reproductif. Les femmes ont une configuration anatomique, un cycle hormonal, un microbiome propres.

Ces différences s’expliquent-elles par des facteurs socioculturels ou biologiques?

Les deux. L’ADN, le microbiome et les hormones jouent un rôle. Il y a aussi beaucoup de constructions sociales derrière. Par exemple, les femmes représentent 70 % des personnes soignantes informelles dans le monde. On sait qu’à cause de l’isolement social qui découle souvent de cette condition, ces personnes sont plus exposées au risque de démence sénile ou d’Alzheimer.

Par ailleurs, plus on est instruit, moins on est prédisposé à souffrir de cette dernière pathologie. Et les femmes demeurent globalement moins éduquées que les hommes.

Quel est l’intérêt de la médecine de précision que vous préconisez?

Elle contribue à accélérer les diagnostics de façon à agir rapidement. En neurologie, les temps sont beaucoup plus longs qu’en oncologie. Par exemple, diagnostiquer l’Alzheimer, le Parkinson ou la sclérose en plaques peut prendre des années.

Le diagnostic précoce est fondamental pour préserver le cerveau. Pour permettre au sujet de changer son mode de vie – faire plus d’exercice, surveiller le diabète, contrôler davantage l’hypertension, s’insérer dans un réseau social, etc. –, de façon à retarder l’évolution de la maladie. Lorsque celle-ci est déjà avancée, il est impossible de retourner en arrière.

D’un point de vue social, le WBP réclame un collectif féminin pluriel pour gouverner la planète. Pourquoi?

C’est le moment d’en finir avec des tables de négociation exclusivement masculines. Les neurosciences ont mis en évidence que les femmes ont un cerveau plus empathique, et que celui des hommes est plus agressif. Or, les femmes au pouvoir sont recrutées par des hommes. Elles doivent se comporter comme eux et avoir les mêmes caractéristiques qu’eux. Il y a un biais.

Nous voulons un collectif féminin pluriel pour diriger le monde. Nous réclamons également la possibilité de tester les aptitudes psychologiques, cognitives et comportementales des personnes au pouvoir – majoritairement des hommes blancs souvent âgés – comme cela se fait ailleurs dans plusieurs secteurs (affaires, police, aéronautique…). Pour la sécurité mondiale.