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Le congé menstruel, une invention asiatique à la conquête du monde?

Entre réserves et ouverture

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Le congé menstruel s’invite dans le débat public en Occident. Mais va-t-il vraiment révolutionner le monde de l’entreprise? À Taïwan, où il existe depuis 20 ans, il s’agit plutôt d’un non-sujet, qui n’a amené ni miracle ni catastrophe…

Cela pourrait être une première en Europe : l’Espagne débat en ce moment de l’adoption d’un congé menstruel, en vertu duquel les femmes souffrant de dysménorrhée (des règles douloureuses) pourraient s’absenter du travail. Cela représente bien du monde : jusqu’à 29 % des femmes souffrent sévèrement tous les mois, pliées en deux par des crampes vives. De 10 à 15 % d’entre elles doivent s’absenter du travail pour cette raison, d’après l’Académie américaine des médecins de famille.

Une réticence bien présente

À 36 ans, Anja Huang, résidente de Taipei, ne s’est jamais prévalue d’un congé menstruel. Pourtant, elle en aurait le droit : à Taïwan, les femmes peuvent rester à la maison une journée par mois depuis 2002, tout en recevant 50 % de leur salaire, pour un maximum de trois jours par an.

Cette adjointe de direction dans une compagnie d’articles de luxe estime ne pas en avoir besoin, car elle peut organiser ses horaires comme bon lui semble. Mais même parmi ses amies occupant des emplois moins flexibles, personne ne demande un congé menstruel, assure Anja : « Dans notre culture, on va aller travailler même si on est malade et inefficace, par peur du jugement. »

En 2021, 87,4 % des entreprises taïwanaises offraient ce congé, selon le ministère du Travail. Professeure agrégée au département de travail social de l’Université nationale de Taipei et coautrice d’une étude sur le sujet en 2011, Fen-ling Chen pense qu’il est entré dans les mœurs. Elle constate toutefois qu’encore aujourd’hui, « de nombreuses femmes ne se sentent pas à l’aise de le demander, de peur de la réaction des patrons, qui pourrait aller du rire au mécontentement. Certains vont jusqu’à demander une preuve médicale. »

Fen-ling Chen, professeure agrégée au département de travail social de l’Université nationale de Taipei

Dans les faits, les Taïwanaises ayant des règles plus difficiles vont plutôt opter pour une journée de congé de maladie. Les seules données disponibles sur l’utilisation du congé menstruel sont à prendre avec des pincettes, car elles datent de 2003, juste après son introduction. Uniquement 11,8 % des employées en avaient alors demandé au moins un dans l’année.

Des disparités existent selon l’emploi occupé, insiste Fen-ling Chen : « Par exemple, dans les petites boutiques, il n’y a souvent qu’une employée. Si elle ne vient pas, le commerce doit fermer pour la journée. Les infirmières ne peuvent s’absenter non plus, car cela met une grosse pression sur leurs collègues.

En revanche, dans les usines, il est beaucoup plus facile de prendre ce congé. » Mais certaines travailleuses peuvent sentir qu’utiliser ce droit a un prix, ajoute la professeure : « Des employeurs offrent un bonus quand vous ne ratez aucune journée, et le congé menstruel peut vous le faire perdre. »

Vivi Lin, 24 ans à peine, a créé il y a trois ans l’organisme With Red afin de lutter contre la précarité menstruelle, c’est-à-dire la difficulté à accéder à des produits menstruels ou à de l’information sur le sujet. « Le congé menstruel aide à briser plusieurs tabous, affirme la jeune femme. Beaucoup de gens se rendent ainsi compte que la moitié de la population doit affronter un processus biologique particulier chaque mois. »

Mais sa capacité à lutter contre les préjugés a des limites, enchaîne-t-elle : certaines personnes s’opposent encore à ce que les femmes menstruées pénètrent dans les temples taoïstes, alors que bien des dames sont toujours mal à l’aise de prononcer le mot « règles ».

Une longue histoire et beaucoup de doutes

Le congé menstruel fut discuté en URSS à partir des années 1920, mais pas nécessairement pour des raisons féministes : à l’époque, on craignait notamment que travailler durant les règles compromette la capacité des femmes à enfanter.

Un argument similaire entendu au Japon, premier pays au monde à créer ce congé en 1947. Mais c’est surtout parce que les conditions d’hygiène étaient épouvantables dans les usines et les mines nipponnes que les femmes furent dispensées de travail certaines journées. Là-bas non plus, ce congé ne rencontre pas un grand succès : entre 1 et 10 % des femmes y ont aujourd’hui recours, si l’on en croit les plus récents sondages.

L’Indonésie (1948) et la Corée du Sud (2001) ont emboîté le pas, puis ce fut Taïwan, île fortement influencée culturellement par l’empire du Soleil-Levant. « On a simplement copié le Japon, sans qu’il y ait de grands débats à ce sujet », se rappelle Fen-ling Chen.

En Occident, le congé menstruel a déjà été mis en place de manière volontaire par certains employeurs, qu’il s’agisse de municipalités (telles que Gérone en Catalogne) ou d’entreprises (Diva International, par exemple, qui fabrique la DivaCup à Kitchener en Ontario). Il est vu tantôt comme une mesure visant à améliorer le bien-être des employées, tantôt comme la reconnaissance d’un droit pour une partie de la population aux prises avec une réalité particulière.

En Occident, le congé menstruel a déjà été mis en place de manière volontaire par certains employeurs.

Mais son application à plus grande échelle rencontre des résistances, puisqu’elle pourrait avoir l’effet pervers d’augmenter la discrimination envers les femmes. En Italie, le Parlement a rejeté cette idée en 2017 après un long débat. La crainte la plus répandue est que certains patrons soient réticents à embaucher des femmes, qui pourraient être plus souvent absentes du travail.

Pour Fen-ling Chen, il s’agit là d’un obstacle tout à fait marginal : elle n’a pas remarqué que les quelques jours potentiels de congé menstruel aient un impact sur l’emploi féminin à Taïwan. Le plus grand problème est ailleurs, répond-elle : « Si les employeurs ne veulent pas des femmes, c’est parce qu’elles tombent enceintes et ont des enfants… »

De manière plus large, le congé menstruel pourrait alimenter des stéréotypes selon lesquels les femmes seraient plus faibles, moins productives et donc moins aptes au travail, comme le relève par exemple une analyse de 2020 de deux professionnelles de la santé américaines. Des solutions de rechange intéressantes au congé menstruel existent, notent-elles, comme par exemple l’aménagement d’une salle de repos sur les lieux de travail.

De son côté, Vivi Lin pense qu’il est temps d’avoir une vision différente de la productivité, le temps effectivement passé au travail n’étant pas « une échelle universelle pour l’évaluer ». Dans un monde marqué par le télétravail et la rareté de la main-d’œuvre, les mentalités pourraient évoluer rapidement à ce sujet. Mais la fondatrice de With Red reconnaît que ce ne sera pas forcément le cas pour les travailleuses à horaires fixes, dans le domaine de la vente par exemple. Le débat politique est donc nécessaire, prévient-elle.

En Europe, il ne fait que commencer. Bientôt en Amérique?