Aller directement au contenu

Le maillot de bain, témoin d’une libération des corps… et porteur d’injonctions

Un essai d’Audrey Millet

Date de publication :

Auteur路e :

Temps estimé de lecture :6 minutes

Bandeau :Photo : © (Wikimedia Commons)

Aussi petit et futile qu’il puisse paraître, le maillot de bain et son usage au fil du temps nous renseignent sur l’avancée des droits des femmes. Il nous éclaire également sur le rapport qu’entretenaient – et qu’entretiennent toujours – les sociétés à l’eau et à la nudité. Cette histoire est retracée par la chercheuse et docteure en histoire Audrey Millet dans Les dessous du maillot de bain – Une autre histoire du corps, un essai très instructif paru aux éditions Les Pérégrines en avril 2022.

Si le maillot de bain constitue aujourd’hui pour la plupart de nos contemporain·e·s une pièce maîtresse de la garde-robe des vacances, il demeure une invention récente. Son apparition au 19e siècle et sa démocratisation à partir des années 1930 « témoigne de la manière dont la peau a été rendue publique », souligne l’autrice. Dans son ouvrage, Audrey Millet démontre en effet qu’on peut étudier les changements de ce morceau de tissu à travers le prisme des normes de genre et des interdits touchant le corps féminin.

Histoire d’eau

Pendant de nombreux siècles, l’eau des rivières et des océans était synonyme de dangers et de chaos, à l’image de la peur qu’inspirait le corps féminin. Certes les Grecs et les Romains appréciaient les bains dans les thermes. En même temps, les récits et les mythes de l’Antiquité mettent sans cesse en garde contre la violence des flots.

Pour les femmes, l’exigence de la pudeur et d’un teint pâle a prohibé toute baignade dans l’espace public durant de nombreuses époques, particulièrement au Moyen-Âge, à un moment de « grande renonciation au féminin ». Il faut attendre la Renaissance pour voir les vertus thérapeutiques de l’eau revalorisées, puis le 17e et surtout le18e siècle pour assister aux premiers bains de mer. Cette évolution va de pair avec l’hygiénisme naissant et l’injonction de nettoyer les corps à l’aide de l’eau.

À la fin du18e siècle, les premières machines à bain, des roulottes tirées par des chevaux, permettent d’accéder à l’eau sans s’exposer au regard d’autrui. L’interdit du dévoilement des femmes demeure cependant entier et la pratique de la baignade reste un tabou en dehors d’une recommandation médicale.

La naissance du maillot moderne

Audrey Millet, autrice

Peu à peu, la perception du bain glisse du domaine de la médecine vers celui du divertissement. Au 19e siècle, les premières robes de bain ressemblent beaucoup aux chemises longues portées par les femmes comme sous-vêtement. Les tenues se diversifient dès les années 1840 – pantalon et chemise sont combinés – et commencent à être davantage ajustées.

À partir du milieu du 19e siècle, le développement de la natation, la disparition progressive du corset, l’imposition de normes de taille standard dans l’industrie du vêtement ainsi que les progrès scientifiques vont concourir à une rationalisation et à une libération des corps. Et, avec elle, à la naissance du maillot de bain moderne.

L’hygiène individuelle et collective est un véritable moteur de ce changement. À l’aube du 20e siècle, le teint hâlé commence aussi à être accepté. Certains pans de la population – en France au sein des classes aisées, en Allemagne plutôt parmi les classes modestes – se tournent même vers le nudisme. Au même moment, le combat pour les droits des femmes, notamment la conquête du suffrage féminin, résonne dans de nombreux pays.

À mesure que la peau se découvre, le corps est d’autant plus sous surveillance : le contrôle du poids et les produits diététiques envahissent les discours et les mœurs. « L’anorexie devient un sujet des discours médicaux dès les années 1870 », remarque Audrey Millet.

Après la Première Guerre mondiale, les fabricants américains de maillots de bain contribuent à la création d’un marché de masse. Cet essor profite de l’innovation la plus révolutionnaire dans le secteur du textile : le Lastex, raconte l’autrice et ex‑styliste. Composé d’un noyau en caoutchouc entouré de fils de laine, de soie ou de coton, il rend le tissu élastique tout en soutenant la silhouette.

Dans les années 1930, période de généralisation des congés payés et d’essor du tourisme balnéaire, les maillots de bains ne descendent plus le long de la jambe et le deux-pièces commence à se diffuser. Désormais les corps sont visibles et vus de tous, acceptés dans leur semi-nudité.

Les prescriptions au corps

« L’apparence devient la principale clef des modes de vie contemporains », analyse Audrey Millet. La tendance à contrôler et à entretenir son corps comme une machine, déjà présente au 19e siècle, s’intensifie : il faut épiler et sculpter ses chairs, surveiller son poids. Ces changements ne sont pas sans susciter des réactions. Le dévoilement des corps est régulièrement dénoncé durant l’entre-deux-guerres. Pétitions, arrêtés municipaux qui interdisent le déshabillage et le rhabillage sur la plage, « la tentation – et les tentatives – du retour en arrière est constante », note l’autrice.

À mesure que la peau se découvre, le corps est d’autant plus sous surveillance : le contrôle du poids et les produits diététiques envahissent les discours et les mœurs.

Le scandale sera tout aussi important après la Seconde Guerre mondiale, avec la création du bikini, qui dévoile le nombril. Il n’empêchera pas la révolution des loisirs et des corps d’avoir lieu. Avec la seconde vague d’émancipation, les femmes gagneront le droit de maîtriser leur fertilité. Si le maillot « représente ce moment de liberté, cette semaine de vacances méritée après une année de travail et l’égalité entre les hommes et les femmes sur la plage », il devient aussi l’objet de multiples injonctions : l’hypersexualisation, l’impératif de la minceur et l’idéal du corps parfait.

Cette « capitalisation des corps », comme la nomme l’autrice, provoque aujourd’hui des mouvements de recouvrement du corps des femmes, dont le burkini en est la tendance la plus connue et la plus polémique. Créé en 2006, ce maillot de bain qui couvre tout le corps et qui est doté d’une capuche se rapproche des vêtements de bain de l’époque victorienne. Il nourrit des débats particulièrement houleux en France.

Audrey Millet ne prend ingénument pas explicitement position sur ce sujet. Mais elle rappelle que « les voix des femmes, premières concernées par le recouvrement et le voilement, sont pourtant restées essentiellement inaudibles » dans les médias qui ont couvert ces polémiques. Hier comme aujourd’hui, le corps des femmes fait l’objet d’un jugement permanent. Audrey Millet conclut néanmoins avec une note optimiste et nécessaire : « Les moments en maillot de bain peuvent devenir des occasions de réappropriation de son propre corps. »