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Les pionnières de l’art québécois au milieu du 20e siècle

Les entrepreneures culturelles au cœur de l’histoire

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C’est dans un cours d’histoire de l’art que Geneviève Lafleur note dans son cahier « sujet de recherche potentiel ». Son professeur venait d’insister sur le rôle clé, mais peu documenté, joué par les femmes dans le milieu de l’art au Québec dans les années 50. La graine était semée. Près de neuf années et 650 pages de thèse plus tard, la recherche de Geneviève Lafleur dévoile l’importante contribution des entrepreneures culturelles, illustré par le parcours de cinq pionnières emblématiques.

C’est avec une certaine nervosité que Geneviève Lafleur se joint à l’entrevue. Elle confie ne pas être à l’aise pour ce type d’exercice. Le rôle des entrepreneures culturelles dans le développement des arts visuels au Québec (1949-1960), titre de sa thèse de doctorat, est pourtant un vaste sujet, fort bien articulé. Le point de départ : l’apport des femmes en tant qu’entrepreneures culturelles. Car si les artistes femmes font partie de l’histoire, les entrepreneures, elles, sont plutôt discrètes.

C’est en lisant sur le parcours d’une galeriste de l’époque qui avait ouvert un centre d’art que Geneviève Lafleur décide d’entreprendre son investigation. Rapidement, elle réalise que ces précieux lieux étaient, eux aussi, laissés pour compte dans l’histoire. « L’intérêt pour les centres d’art a été un écart qui m’a amené à découvrir un pan de l’histoire à considérer », explique-t-elle.

L’absence des entrepreneures culturelles et des centres d’art des ouvrages spécialisés lui a donné l’envie de débroussailler les archives. « Je savais que j’allais étudier des points qui n’avaient pas été retenus par l’histoire de l’art. Ma recherche s’est construite par une accumulation de microdécouvertes. »

Pionnières et avant-gardistes

Geneviève Lafleur, historienne de l’art

Pour analyser ce mouvement, l’historienne de l’art s’est concentrée sur cinq entrepreneures culturelles. Elle les a choisies pour leur profil, mais aussi pour leur parcours et en fonction de la documentation disponible. Pauline Rochon, Agnès Lefort, Suzanne Guité, Eugenie Sharp Lee et Denyse Delrue ne sont pas forcément connues du grand public. Elles ont pourtant contribué, chacune à leur manière, à l’essor de l’art moderne au Québec.

Pauline Rochon a été la première femme à ouvrir un centre d’art au Québec. C’était en 1949, à Saint Adèle, dans les Laurentides. Il s’agissait d’un chalet modeste, où les artistes pouvaient suivre des cours et exposer leurs œuvres. Ce lieu permettait aussi à la communauté de se réunir. Bien qu’il était peu commun de voir des femmes à des postes de direction, la singularité de leur travail résidait ailleurs. En effet, la recherche de Geneviève Lafleur montre que ces femmes ont aussi – et surtout – offert une place à certaines pratiques et à certains types de créations.

Selon l’autrice, « ces femmes ont osé prendre des risques. Elles ont osé montrer des œuvres qui n’avaient pas encore de public. Elles ont osé offrir un premier espace de diffusion à des artistes en voie de professionnalisation. Elles ont accordé une valeur esthétique et artistique à des pratiques qui n’étaient pas considérées par le milieu officiel de l’art de l’époque. »

Certes, il fallait se positionner à des postes stratégiques, comme à la direction d’une galerie ou d’un centre d’art, pour obtenir la liberté de soutenir, de commissionner et de diffuser de nouvelles pratiques.

Si la création de ces lieux de recherche et de diffusion a contribué au dynamisme du monde de l’art au Québec – franchissant les frontières de la province et même du pays –, ces initiatives se butent pourtant contre de nombreux obstacles à l’époque, comme le manque de soutien financier. Il faudra attendre les années 60-70 pour voir le gouvernement québécois offrir des programmes financiers de soutien aux artistes, soit plusieurs décennies plus tard. On parlera alors de la naissance de la démocratie culturelle.

Un manque de reconnaissance

La thèse de l’ancienne étudiante de l’Université du Québec à Montréal analyse également la perception du travail de ces entrepreneures. Ce que les recherches montrent, c’est que leur accomplissement est parfois reconnu, mais généralement minimisé ou dévalorisé. À cette période, le monde de l’art – avec celui de la philanthropie – est l’un des rares milieux à accueillir les femmes à des postes de direction. Toutefois, ces fonctions seront souvent présentées dans une perspective traditionnelle des rôles féminins, explique la chercheuse.

« Par exemple, pour Agnès Lefort, on va dire d’elle qu’elle cherche à protéger les artistes qu’elle diffuse en leur donnant un espoir, plutôt que de valoriser l’aspect audacieux et novateur de sa démarche. Les journalistes vont même jusqu’à présenter ces artistes comme des nécessiteux. » D’une certaine manière, cette vision biaisée va permettre à ces entrepreneures de se faire une place. Mais cela va aussi entretenir le mécanisme qui dévalorise leur travail, et donc leur apport.

« Ces femmes ont osé prendre des risques. Elles ont accordé une valeur esthétique et artistique à des pratiques qui n’étaient pas considérées par le milieu officiel de l’art de l’époque.  »

– Geneviève Lafleur, historienne de l’art

Cette minimisation du rôle des femmes en art est aussi observée par la directrice du centre d’art contemporain Optica, Marie-Josée Lafortune. Artiste et fille d’artistes – son père était photographe et conservateur en chef de la Bibliothèque nationale du Québec et sa mère travaillait au sein d’un organisme cinématographique important à Québec –, Marie-Josée Lafortune n’est pas surprise par ce constat.

Elle raconte qu’à l’époque, sa mère était présentée comme monteuse, alors qu’aujourd’hui elle est plutôt créditée à juste titre comme réalisatrice. Elle constate également que le mot « animatrice » est souvent utilisé pour parler de ces femmes entrepreneures. Pour elle, « c’est trompeur, car ce n’est pas d’animation dont il est question ici. Ça va beaucoup plus loin ».

L’art, mais surtout l’histoire

Malgré un manque de documentation objective, la trace de ces entrepreneures dans le paysage de l’art québécois est palpable. Pour Marie-Josée Lafortune, « les mouvements féministes des années 70 ont permis une amélioration de la considération des femmes ».

Au-delà de la reconnaissance, Geneviève Lafleur souhaite que la réflexion se poursuive. « J’espère que l’on continuera à réfléchir au-delà de l’œuvre, en s’intéressant au contexte, en réfléchissant à l’art et à l’histoire ».

La chercheuse, qui est aujourd’hui retournée à ses premières amours – la pratique du métier de graphiste –, voit son travail de recherche comme un point de départ. Elle espère qu’il servira d’introduction vers d’autres études et travaux importants sur la place des femmes dans le rayonnement des arts visuels au Québec.