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L’itinérance invisible des femmes

L’ombre de nos villes

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Temps estimé de lecture :5 minutes

Bandeau :Bandeau : Photo : © Alexandru Zdrobău (unsplash.com)

Elles ont généralement moins de 30 ans. Elles sont bien habillées ou maquillées, elles dorment souvent chez un·e ami·e ou un·e membre de la famille. Dans les villes et villages du Québec, les femmes en situation ditinérance sont de plus en plus nombreuses. Dans la rue comme dans les politiques, elles restent pourtant invisibles.

« J’étais le prochain féminicide. » Le constat de Jessica tombe comme une pierre. La jeune Québécoise n’a pas encore 24 ans, mais elle est presque surprise d’être toujours en vie. Née dans un foyer violent, la petite Jessica a grandi, dès l’âge de 3 mois, entre les centres jeunesse et les foyers d’accueil.

Dans l’un de ceux-ci, elle a été poignardée dans le dos, tout près de la moelle épinière. Puis, à l’âge de 18 ans, elle s’est sentie catapultée, sans préparation adéquate, hors de la protection de la jeunesse. Résultat : elle est tombée à la rue.

« On passe 18 ans de notre vie encadrés comme des enfants dans un cube, et à 18 ans on enlève tout ce cadre et on te garroche en nature en te disant : “Vas-y, débrouille-toi!” s’exclame Jessica. J’aurais eu besoin qu’on m’aide à me créer un filet de sécurité, et à avoir accès à un logement subventionné. »

Vulnérable, sans toit, Jessica déménage chez un homme dans un petit village isolé. Battue, violée, pratiquement séquestrée, elle réussit à s’extirper de l’enfer après six mois… enceinte. Elle a 18 ans, toujours dépourvue d’un filet social sur lequel elle aurait pu rebondir.

Pendant deux ans, elle dort dans des maisons d’hébergement pour femmes ou sur des divans d’ami·e·s. Elle entre dans une seconde relation conjugale violente et retombe enceinte. Si elle parvient à s’extirper de cette relation toxique, ses deux enfants, eux, sont placés contre son gré en centre jeunesse.

« La Direction de la protection de la jeunesse (DPJ) considérait que j’étais à risque de reproduire ce que j’avais vécu, ce qui ne m’est pas arrivé. Je n’ai jamais levé la main sur mon fils, dit-elle avec amertume. La perte de mes enfants m’a achevée », dit celle qui a développé au fil des ans des problèmes de santé physique et mentale, et qui a fait plusieurs tentatives de suicide.

Présentes, mais invisibles

Même si leur nombre n’a fait qu’augmenter au pays au cours des 20 dernières années, la plupart des femmes en situation d’itinérance passent, comme Jessica, plus ou moins inaperçues dans l’espace public.

Elles sont tout aussi absentes des politiques publiques, constate Vanessa Fournier, conseillère au développement de la recherche au Centre de recherche universitaire sur les jeunes et les familles du CIUSSS de la Capitale-Nationale. Avec des collègues, elle a mené une revue de littérature exhaustive pour comprendre le profil méconnu des mères en situation d’itinérance. Le fruit de leur travail a été publié en janvier aux Presses de l’Université du Québec.

« Ce qui m’a sauté aux yeux, c’est l’invisibilité de ces femmes, autant dans les plans d’action et les politiques que dans la littérature scientifique, commente Vanessa Fournier. Elles sont absentes ou sous-étudiées. Pourtant, quand on s’intéresse au vécu de ces femmes, on réalise qu’il s’agit d’une population très différente des hommes en situation d’itinérance. Elles n’ont pas les mêmes besoins, et elles n’ont pas nécessairement besoin des mêmes types de services et d’accompagnement. »

Une forte proportion de mères

Vanessa Fournier, conseillère au développement de la recherche

Si la principale cause de la perte d’un domicile semble être liée aux problèmes de consommation ou de dépendance chez les hommes, c’est la précarité financière qui arrive au premier rang chez les femmes. Une bonne proportion de ces femmes ont moins de 30 ans. La moitié d’entre elles, grosso modo, sont des mères avec la garde de leur enfant.

Vulnérables à la violence, la plupart des femmes vont bien se présenter pour éviter qu’on ne devine leur condition. Ou pire, qu’on leur enlève la garde de leur enfant. Sans toit, ces femmes dorment très rarement dans la rue, mais plutôt dans leur voiture, chez des ami·e·s, un·e membre de la famille. Pour avoir un toit, elles vont parfois avoir recours à des échanges de services de nature sexuelle.

« On observe que les femmes ont souvent vécu beaucoup de traumatismes pendant leur enfance, beaucoup de violence. Elles ont été exposées aux problèmes de santé mentale de leurs parents, elles peuvent avoir vécu des violences sexuelles, du rejet parental, des placements. Elles sont méfiantes », explique Vanessa Fournier.

Des lacunes structurelles

« Ce que les femmes demandent, ce sont des lieux sécuritaires pour femmes, observe Magalie Roy, directrice de l’organisme en prévention des dépendances Élixir et coordonnatrice du comité Femmes itinérantes à l’abri de la violence, tous deux situés à Sherbrooke.

« La plupart des femmes vivent des situations d’itinérance accompagnées de violence. Elles n’oseront pas aller dans des endroits mixtes en raison du manque de sécurité. » Pour joindre ces femmes qui expriment de la méfiance envers les institutions, les organismes communautaires comme Élixir vont s’appuyer sur un réseau de femmes qui sont sorties de l’itinérance. Pour, par exemple, distribuer gratuitement des produits menstruels.

Comme Jessica, les femmes en situation d’itinérance passent plus ou moins inaperçues dans l’espace public.

De l’hébergement aux services de soutien, on observe de nombreuses lacunes structurelles pour lutter contre l’itinérance au féminin. « C’est catastrophique avec la hausse du prix des logements dans la ville », observe Magalie Roy. « De nombreux appartements abordables ont été détruits au cours des dernières années pour construire des unités haut de gamme. Un trois pièces et demie à mille dollars, une personne qui vit de l’aide sociale ne peut pas se permettre de payer ça. »

La chercheuse Vanessa Fournier et ses collègues proposent diverses pistes de solution, comme un soutien à la parentalité qui mise sur l’autonomie des mères, une meilleure collaboration entre les services en protection de la jeunesse et en itinérance, des espaces adaptés pour les enfants dans les centres d’hébergement et des programmes d’aide au logement ayant une approche plus holistique.

De son côté, Jessica est catégorique. « Je sens l’injustice et le manque flagrant de ressources. Il y a une urgence d’agir, que ce soit en matière de ressources pour les femmes en situation d’itinérance, pour les mères de famille monoparentale et pour les jeunes qui sortent des centres jeunesse. »