Aller directement au contenu

Regards croisés sur le transport urbain

Conduire sa destinée… en taxi et en fauteuil

Date de publication :

Auteur路e :

Temps estimé de lecture :5 minutes

À Montréal, des milliers de femmes se meuvent au quotidien d’un bout à l’autre de la métropole. Mais quel rapport entretiennent-elles avec le transport urbain? Portraits de Julie et Kenza, pour qui se déplacer en ville revêt une signification particulière.

7 h 15. Le rendez-vous est donné devant un immeuble résidentiel du quartier Côte-des-Neiges, à Montréal. Julie Boisvert attend devant son Dodge Caravan blanc couronné d’une enseigne de Taxi Coop, héritage de feu son père qui a exercé toute sa vie cette profession.

Avec sa longue tresse et son énergie débordante, la seule femme de la coopérative de 450 chauffeurs ne fait pas ses 48 ans. Après une formation de trompettiste, d’ébéniste et une longue carrière dans l’industrie du livre, Julie a pris un nouveau virage, il y a cinq ans.

« Je trouve la ville beaucoup plus petite qu’avant », observe Julie, en pesant frénétiquement sur un écran qui envoie aux chauffeurs les appels des client·e·s.

7 h 45. Un premier appel au cœur du Mile-End. La cliente, âgée, porte une attelle à son pied. Julie sort du véhicule pour lui ouvrir la porte. Son veston noir lui donne des airs de majordome alors qu’elle déplie un petit tabouret, pour aider la dame à se hisser à l’intérieur.

« Un chemin favori? » s’enquiert-elle auprès de celle qui souhaite se rendre à l’hôpital Notre-Dame et qui dit lui faire confiance. Julie le demande toujours, par courtoisie.

La chauffeuse ne refuse ni ne priorise personne, même si les clientes aiment se faire reconduire par une femme. « Je me le fais dire tous les jours », constate Julie. « Hier, une femme s’est sentie à l’aise d’allaiter dans le taxi », illustre-t-elle.

« Est-ce qu’on dit chauffeuse ou chauffeu-re? » s’interroge Julie. La principale intéressée préfère la seconde option.

Julie Boisvert

« Je suis une lève-tôt et une couche-tôt », explique celle qui ne travaille que de jour. Ce n’est donc pas seulement par sécurité. Julie ne s’est jamais sentie en danger en travaillant. « J’ai une personnalité forte, peut-être que ça aide? » dit-elle, ricaneuse, avant de sortir de sa portière une énorme lampe noire pouvant, au besoin, servir de moyen de défense.

Mais c’est aussi une question de conciliation famille-travail. Julie en profite d’ailleurs souvent pour rendre des services à ses proches, comme reconduire son fils de 17 ans. Du reste, selon le Portrait genre et transports du ministère québécois des Transports, les femmes se déplacent davantage pour reconduire d’autres personnes que les hommes.

Connaissances urbaines

8 h 15. Le taxi file sur le boulevard Rosemont, avec une radio classique en trame de fond. « Il n’y a rien de mieux que les voies réservées », opine la chauffeuse.

Son boulot lui a donné une connaissance détaillée de la ville qu’elle habite depuis 25 ans. Un savoir qui gagnerait à être mis à profit par les élu·e·s et les urbanistes, selon Julie, qui a plein d’idées d’aménagements.

À commencer par la rue Papineau, qui mène au pont Jacques-Cartier, souvent congestionnée. « Ça devrait être one way vers le sud, avec des voies réservées aux taxis et aux autobus et avec une piste cyclable. Même chose sur De Lorimier vers le nord. »

Certains endroits, comme la Plaza Saint-Hubert, sont durs d’accès pour une bonne partie de la clientèle que sert Julie, ce qui lui complique la tâche. « On n’a pas pensé aux débarcadères pour accommoder les gens avec des problèmes de mobilité », note-t-elle.

La ville en fauteuil roulant

Kenza, 17 ans, en sait quelque chose. Rejointe chez elle à l’ombre des tours de Griffintown, la jeune femme se déplace en fauteuil roulant depuis deux ans, en raison d’une maladie, l’ostéogenèse imparfaite. Depuis qu’elle ne marche plus, sa perception de la ville et de ses espaces a changé.

« J’aime Montréal, mais Montréal ne m’aime pas », lance-t-elle, ironique. « Elle ne me donne pas les outils pour vivre ma vie de jeune Montréalaise », explique l’étudiante en communication, qui déplore le nombre élevé d’évènements qui ont lieu dans des bâtiments non adaptés aux personnes à mobilité réduite.

« À un moment donné, tu n’as plus envie de sortir… Il y a vraiment une exclusion qui mène à l’isolement », ajoute-t-elle, avalant une gorgée de frappé à la mangue dans le café aux couleurs pastel, le seul accessible du coin.

Kenza

Pour se rendre au cégep du Vieux Montréal, Kenza utilise le transport adapté de la Société de transport de Montréal. Un système qu’elle juge contraignant. « C’est un transport que tu prends pour aller à l’école, à l’hôpital, mais pour une sortie spontanée, ça ne marche pas », précise-t-elle. C’est que ces autobus mettent plus de temps à arriver à destination et qu’il faut planifier ses déplacements 24 heures d’avance.

Or, dur pour Kenza de prendre le métro : seulement 19 des 68 stations sont munies d’ascenseurs. « Uber va me ruiner… toutes ces fois où je pourrais prendre le métro à la place », soupire l’étudiante.

Ces options demeurent quand même plus sécuritaires que rouler en fauteuil dans les rues de la métropole. « Souvent, les trottoirs sont brisés, et je risque de chuter, donc je prends la rue », détaille-t-elle. « Mais j’ai peur de me faire écraser quand je traverse. »

Adapter les lieux comme les mentalités

Améliorer les montées des trottoirs, ajouter des rampes et des pentes… On aura beau aménager la ville, un changement d’attitude envers les personnes en situation de handicap est aussi nécessaire, selon Kenza.

« Il y a beaucoup d’infantilisation. On parle à mon accompagnateur au lieu de s’adresser à moi », cite-t-elle en exemple au sujet du transport adapté. « On te traite un peu comme si tu étais une livraison. »

C’est le sentiment de contrôle des autres sur sa vie qui a l’incitée à couper les poignées de son fauteuil roulant. « Les gens se permettaient souvent de venir me pousser », explique celle qui voit le geste non sollicité comme une intrusion dans « sa bulle ».

Cet été, la jeune femme partira avec sa sœur jumelle travailler dans un hôtel à La Malbaie. Une façon de concrétiser son besoin d’indépendance, avec vue sur le fleuve plutôt que sur les gratte-ciel.