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Graffiti et art urbain : ces femmes qui font parler les murs

Le street art, une pratique genrée?

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Temps estimé de lecture :5 minutes

Bandeau :Photo : © Cédric Martin

Quest-ce qui pousse certaines femmes à errer la nuit dans les ruelles sombres pour laisser leur trace dans le paysage urbain? Comment les femmes sont-elles perçues dans le milieu du graffiti? Bien que non genrée, pourquoi cette forme dart est-elle surtout associée aux hommes? Mais surtout, quen pensent les principales concernées? Le magazine Gazette des femmes est allé à la rencontre de femmes qui exercent l’art urbain – ou street art – pour mieux connaître cette pratique culturelle… réalisée loin du feu des projecteurs.

Certain·e·s diront qu’ils sont une nuisance publique, d’autres y voient une amélioration de leur expérience de l’urbanité : tous ces graffitis, tags, affiches, autocollants et fresques murales abondent dans la plupart des villes du pays. À mi-chemin entre la pratique artistique désintéressée et la critique sociale, l’univers du graffiti s’affirme comme une contre-culture à part entière. Cet univers est doté de ses propres règles et codes culturels, et la ville, ses murs et son mobilier s’y déploient comme une grande toile à couvrir de peinture en aérosol.

Se libérer

Mouvement artistique subversif par définition, le street art se pratique généralement dans l’anonymat pour éviter la répression. Les raisons qui poussent à l’exercer sont plutôt variées : volonté de mettre de la vie dans la ville, désir de passer un message politique, envie de rendre hommage à une personne décédée ou simple intention de rompre avec le quotidien. Les motivations et le parcours de chaque artiste sont uniques.

Pour Alors, graffeuse depuis environ deux ans, c’est d’abord le désir de se libérer et de faire de l’art simplement pour le plaisir qui l’a amenée au traçage des grandes fleurs colorées qui font sa renommée. « Je pense qu’il faut prendre possession de l’espace public », affirme l’étudiante en arts visuels. « Moi, j’en ai beaucoup fait pendant la pandémie parce que je trouvais que c’était un moment important pour mettre de la couleur. Ç’a été vraiment sombre pour tout le monde. »

Alors, artiste graffeuse

Du côté de Zola, artiste montréalaise exerçant l’art urbain depuis plus d’une décennie, l’objectif est d’abord et avant tout de passer un message. « Le street art, esthétiquement, ça m’intéressait, mais c’était aussi un médium qui faisait sens pour l’action politique », explique l’artiste à la sensibilité anarchiste assumée. « Ce qui m’intéresse, c’est de contribuer à une culture de la résistance politique radicale et de la valoriser », ajoute-t-elle.

Avant de s’intéresser à la pratique du wheat pasting – affichage urbain avec de la colle à base de farine pour laquelle elle est reconnue –, Zola a débuté en faisant du tricot-graffiti (qui consiste à recouvrir de laine le mobilier urbain) au sein d’un collectif.

La communauté du graffiti, un monde d’hommes?

« J’ai toujours une forte réaction quand quelqu’un me dit qu’en voyant mes pièces, il croyait que j’étais un mec, même si le commentaire se veut positif. En quoi est-ce que mon genre ou la couleur de mes cheveux peut avoir une incidence sur la qualité de mes graffitis? » dénonce l’artiste officiant sous le nom de Riot 625. C’est aux alentours de 2016, après le choc du décès de son père, qu’elle commence la pratique du graffiti. D’abord à Toronto, d’où elle est originaire, puis à Montréal où elle s’est installée dans les dernières années.

Si les trois artistes de rue rencontrées s’affirment féministes sans la moindre ambiguïté, c’est qu’elles sont conscientes de vivre dans un monde patriarcal auquel la communauté du graffiti n’échappe malheureusement pas. Les fleurs d’Alors et les personnages masqués de Zola, tous deux associés à la féminité, n’ont d’ailleurs pas toujours fait l’unanimité au sein du milieu, dont les codes culturels sont parfois difficiles à saisir.

Par exemple, plusieurs graffeurs qu’on pourrait qualifier de puristes rejettent toute pratique autre que le tag (qui consiste simplement à écrire son pseudonyme sur les murs) ou le graffiti composé de lettres. Les collages, les personnages ou les dessins sont souvent vus comme dénaturant la culture.

Aux dangers intrinsèques à la pratique de l’art urbain s’ajoutent ceux inhérents au fait d’être une femme la nuit dans l’espace public.

La pratique du diss (disrespect ou manque de respect), héritée des racines hip-hop du mouvement, est vue comme particulièrement machiste. Elle consiste en une compétition entre graffeur·euse·s, où l’objectif est de recouvrir les pièces des autres, de les intimider et parfois même d’entrer en confrontation physique avec ceux-ci ou celles-ci.

Deux des artistes rencontrées affirment avoir été entraînées dans cet engrenage à la suite de ce qu’elles admettent être de légères erreurs de parcours. Résultat : insultes, intimidation, œuvres souillées et isolement, parfois même appuyé par d’autres femmes au sein du mouvement. À l’heure des réseaux sociaux et d’Instagram, où plusieurs graffeur·euse·s affichent leur art, elles n’ont pas échappé à la cyberintimidation.

La rue comme terrain de jeu

Par son aspect généralement illégal, la pratique du graffiti se fait souvent à l’abri des regards, dans des endroits comportant un certain nombre de dangers. En plus des risques de blessure que les artistes prennent en escaladant des immeubles ou en officiant sur les chemins de fer, la répression policière – et civique – est omniprésente dans cet univers. L’artiste Alors est restée traumatisée par l’arrestation citoyenne dont elle a été la cible en graffant. « Je me suis fait étrangler. Ç’a été vraiment intense! » confie-t-elle.

À cette liste de dangers s’ajoutent ceux inhérents au fait d’être une femme la nuit dans l’espace public. « C’est plus difficile d’éviter de se faire harceler ou déranger. Être simplement dehors la nuit en tant que femme est dangereux et ça fait en sorte que je ne me sens parfois pas à l’aise de peindre là où des hommes le seraient », soutient pour sa part Riot 625.

Cela dit, si aucune des artistes rencontrées n’a l’intention de cesser la pratique de l’art urbain malgré les risques intrinsèques, c’est entre autres parce qu’elles sont attachées à la liberté de création qu’elle leur procure. En ce sens, il y a fort à parier que les graffeuses continueront de prendre d’assaut l’espace public avec l’idée de faire parler les murs.