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Ryoko Tahara, figure emblématique de la lutte des femmes aïnoues

Au Japon, les femmes aïnoues défendent leur identité

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Bandeau :Photo haut : Ryoko Tahara – © Amareya Theatre | Menoko Mosmos | CEMiPoS

Ryoko Tahara, 68 ans, se bat depuis des années pour la reconnaissance des droits des femmes aïnoues. Durant des siècles, les Aïnous, peuple premier d’Hokkaido, île septentrionale de l’archipel japonais, ont vécu avec leurs croyances, leurs rites, leurs traditions. Colonisés pendant l’ère Edo, ils ont été priés de devenir de « vrais Japonais ». Une discrimination qui dure encore aujourd’hui.

« Les larmes coulaient sur mes joues, j’étais heureuse : c’est un jour que je n’oublierai jamais. » Ryoko Tahara se souvient avec une profonde émotion du jour où elle a été autorisée à visiter Shikotan, une des îles de l’archipel des Kouriles, disputées entre le Japon et la Russie depuis la Seconde Guerre mondiale.

Si elle a été exceptionnellement autorisée à y poser le pied, en 2019, c’était pour rendre hommage aux Aïnous qui vivaient autrefois sur ces terres. Grande défenseuse des droits de sa communauté, Ryoko Tahara a pu pratiquer l’Ichalupa, une cérémonie d’offrandes aux esprits des ancêtres. Un moment de grâce pour que les Aïnous, enterrés sur ces îles, puissent reposer en paix, dans le respect de leurs traditions. Ce recueillement, Ryoko Tahara l’attendait depuis les années 90, alors qu’elle apprend dans un livre comment la communauté qui vivait sur cette île a été forcée de partir.

Reconnus en qualité de peuple premier par les Nations unies depuis 1992, les Aïnous considèrent n’avoir jamais été acceptés en tant que tel par leur propre pays.

Fille et petite-fille d’Aïnous, Ryoko Tahara milite depuis des années pour défendre les droits de sa communauté, en particulier ceux des femmes, qui souffrent d’une double discrimination du fait de leur genre et de l’appartenance à l’ethnie. Elle se bat pour qu’elles « retrouvent la fierté d’être Aïnoue. J’aimerais qu’elles se sentent suffisamment soutenues pour revendiquer leurs racines et leur identité ».

En 2003, Ryoko Tahara participe à un groupe de travail sur la discrimination envers les femmes aïnoues au sein du Comité pour l’élimination de la discrimination à l’égard des femmes de l’ONU. En 2009 et 2016, cette instance a exercé une pression sur le gouvernement japonais pour que celui-ci étudie leurs conditions, sans succès : à ce jour, près de 20 ans après les premières démarches, aucune action officielle n’a été entreprise.

Un peuple millénaire

Historiquement, les Aïnous sont des nomades qui ont migré depuis l’île principale japonaise de Honshu. Mais aussi de Sibérie et des îles Kouriles et de Sakhaline, il y a 20 000 ans, lorsque l’île d’Hokkaido était attachée à la Russie et au Japon. Ce peuple vivait de la chasse et de la pêche, pratiquait ses propres rites et, dans sa vision animiste du monde, croyait au Kamuy, un monde d’esprits et de divinités, qui se trouve au-delà des montagnes.

Les premières tensions entre Aïnous et Wajins (Japonais non-Aïnous) apparaissent avec la bataille de Koshamain (1497) et vont s’intensifier durant l’ère Edo (1603-1868). À partir de Meiji (1869), le Japon entreprend de coloniser Hokkaido et exige des Aïnous qu’ils deviennent « de vrais Japonais ». Un siècle d’« harmonisation culturelle » va les priver de piercings et tatouages traditionnels (1871), de chasse et pêche (1873) puis de l’utilisation de leur langue natale.

Cérémonie aïnoue du renvoi de l’esprit de l’ours (Hokkaido, Japon). Peinture d’Hirasawa Byozan (1875).

Dans la seconde moitié du 19e siècle, les Aïnous sont également affectés à des travaux forcés dans des campements où ils souffrent du froid et de la famine. En 1875, le traité de Saint-Pétersbourg définit un redécoupage géographique des terres qui entraînera le déplacement arbitraire de communautés, à qui on demandera de choisir de devenir japonaises ou russes.

En 1899, une première loi censée protéger les Aïnous n’a fait que les affaiblir davantage : poussés à l’agriculture, ils se voient offrir des terres inondables et impropres aux cultures. Une décision qui achève de les faire sombrer dans la pauvreté. Reconnus en qualité de peuple premier par les Nations unies depuis 1992, les Aïnous considèrent n’avoir jamais été acceptés en tant que tel par leur propre pays, et ce, malgré les lois de 1997 et 2019, que de nombreux activistes estiment insuffisantes.

Une culture entière en péril

« Nous n’avons pas été consultés pour définir ce qui est important pour nous, affirme Ryoko Tahara. La tradition aïnoue doit être reconnue, sans ambiguïtés, pour que nous ne soyons plus marginalisés. Des excuses officielles doivent être faites pour les blessures du passé. Une loi doit reconnaître nos souffrances. » Elle observe avec défiance les danses traditionnelles aïnoues réalisées en marge des Jeux olympiques, ou les nouveaux musées érigés – des manifestations d’appropriation culturelle pour plusieurs : « Cette mise en avant ne suffit pas. On ne peut pas balayer l’histoire ainsi. »

Selon le dernier recensement officiel, les Aïnous seraient environ 23 000. Mais le chiffre est controversé. Pour éviter la discrimination et couper les ponts avec ce passé douloureux, nombreux sont ceux qui ne se font pas recenser, ou qui ont élevé leurs enfants dans le secret de l’appartenance à l’ethnie. Aujourd’hui encore, les cicatrices sont à vif. Sans reconnaissance de la communauté, la discrimination reste encore brûlante.

Dans une enquête publiée en 2007, Ryoko Tahara et ses équipes révèlent les difficultés rencontrées par ces femmes, issues de minorités, en matière d’éducation, de santé, d’économie. L’enquête souligne par exemple que 93,5 % des femmes aïnoues du panel interrogé confient avoir arrêté leurs études au lycée. « Elles abandonnent les études supérieures pour se marier, aller travailler. Elles n’ont pas les moyens financiers d’aller à l’Université. Elles sont également découragées par la discrimination. »

En 2017, Ryoko Tahara fonde Menoko Mosmos (Menoko signifie femmes et Mosmos éveil en langue aïnoue), une association dont la mission est « de créer une société où les femmes aïnoues ont le pouvoir de sauvegarder les traditions et de transmettre leur culture aux générations futures ».

Parmi ses combats, un autre sujet douloureux. Les communautés réclament le retour de dépouilles qui ont été prélevées dans les cimetières aïnous, dans les années 50 et 60, par des chercheurs japonais. Celles-ci sont actuellement stockées et traitées au musée national aïnou Upopoy, inauguré en 2019. « Pourquoi les cimetières aïnous ont-ils été pillés de la sorte? demande Ryoko Tahara. Pourquoi avoir pris le droit de prélever les dépouilles de nos ancêtres? Où sont nos droits? »