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L’exil forcé des Ukrainiennes, entre solidarité et précarité

La Pologne, destination d’accueil

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Temps estimé de lecture :6 minutes

Bandeau :Photo : © Andrew Keymaster (unsplash.com)

Oleksandra Rustova l’admet, la journée du 24 février « a été très dure ». À l’aurore, Moscou venait de lancer une invasion d’ampleur contre son Ukraine natale. L’onde de choc s’est propagée jusque dans les bureaux de la Maison ukrainienne de Varsovie, où Oleksandra travaille depuis 2016. Au sein de cette organisation venant en aide à la diaspora ukrainienne de Pologne, « nous étions toutes au téléphone avec nos familles respectives restées au pays », se souvient-elle. Il fallait aussi agir vite, anticiper. Car la guerre allait bientôt jeter des centaines de milliers de personnes sur les routes de l’exil, et la Pologne deviendrait leur principale destination.

Dans les premiers jours de la guerre, la Maison ukrainienne a reçu pas moins de « 2 000 coups de fil par jour », relate Oleksandra. En près de trois mois, plus de trois millions de personnes ont franchi la frontière polono-ukrainienne pour se mettre à l’abri des bombes. L’afflux a certes diminué depuis, alors que beaucoup reviennent au bercail sur fond de retrait des troupes russes de la région de Kiev.

Mais Oleksandra Rustova explique que, chaque jour, jusqu’à 500 Ukrainien·ne·s réfugié·e·s en Pologne continuent de solliciter son organisation. Soit 10 fois plus qu’avant l’agression russe. Les solutions d’hébergement, dans de grandes villes polonaises comme Varsovie ou Cracovie, arrivent à saturation.

À l’image de la Maison ukrainienne de Varsovie, qui emploie majoritairement des femmes, cette vague de réfugié·e·s revêt avant tout une dimension féminine : 90 % des personnes qui cherchent refuge dans les pays frontaliers comme la Pologne sont des mères ukrainiennes avec enfants.

Un travail de première ligne

Autant dire que les besoins ont décuplé, poursuit Oleksandra Rustova, qui s’occupe à la fois de la ligne téléphonique et des consultations en personne. « Début février, nous avons dû recevoir une formation offerte par des avocat·e·s et psychologues. » D’une dizaine d’employé·e·s, la Maison ukrainienne a grandi ses rangs à une centaine de personnes en l’espace de quelques semaines, salariés et bénévoles compris.

À l’ombre de grands arbres en fleurs de la rue Zamenhof, dans le quartier paisible de Muranów, la Maison ukrainienne est devenue un va-et-vient d’Ukrainiennes tantôt en quête de logement, tantôt en recherche d’emploi.

À la Maison ukrainienne de Varsovie, derrière Oleksandra, attablés devant une conseillère, une mère brandit son passeport et celui de son fils, tentant d’obtenir des renseignements quant à leur situation légale.

En mars, le gouvernement polonais a fait adopter une loi permettant aux réfugié·e·s ukrainien·ne·s de légaliser leur séjour pour au moins 18 mois, et d’avoir accès au système d’éducation comme aux services de santé. En plus d’une modeste aide financière destinée aux réfugié·e·s, les Ukrainiennes ayant au moins un enfant peuvent s’inscrire au programme « 500 + », une allocation de 500 zlotys (162 $ CA) par enfant, par mois.

« Ici, le personnel de notre réception fait un travail héroïque, il est sur la première ligne. Les préoccupations sont très variées, allant de “j’ai faim” à “où puis-je me faire couper les cheveux?”. Il y a aussi des questions relatives à l’éducation des jeunes Ukrainien·ne·s, à l’accès au travail », explique Benjamin Cope, employé de la Maison ukrainienne depuis plusieurs années déjà.

Langue, scolarisation et emploi : des enjeux de taille

Il reste la difficulté d’apprendre une nouvelle langue – même si l’ukrainien et le polonais partagent une proximité slave –, dans un pays où nombre d’Ukrainiennes n’ont jamais mis les pieds auparavant. « Beaucoup se butent à la barrière linguistique, et celles qui ont une éducation supérieure ne trouvent que rarement un emploi à la hauteur de leurs qualifications, constate Oleksandra Rustova. C’est surtout le cas des pharmaciennes, médecins ou avocates qui doivent faire certifier leurs diplômes. »

Pour ces femmes ukrainiennes, dans la plupart des cas, « le plus grand défi, c’est la scolarité et la garde de leurs enfants », estime Dominika Pszczółkowska, du Centre de recherche sur la migration de l’Université de Varsovie.

« Presque la moitié des personnes qui arrivent sont mineures, et beaucoup d’entre elles continuent leur scolarisation en ligne dans le système éducatif ukrainien, ce qui empêche les mères de chercher du travail. » D’autant que les capacités d’accueil dans les garderies sont limitées en Pologne, depuis bien avant la guerre.

90 % des personnes qui cherchent refuge dans les pays frontaliers comme la Pologne sont des mères ukrainiennes avec enfants.

Intégrer le marché du travail polonais, peu flexible, constitue un autre défi. Avant le conflit, l’économie polonaise pouvait compter sur un imposant bassin de travailleurs ukrainiens, constitué aux deux tiers d’hommes, travaillant surtout dans le secteur de la construction.

« Mais des employeurs polonais disent déjà qu’il leur manque de la main-d’œuvre dans ce secteur, parce que des dizaines de milliers d’hommes sont repartis en Ukraine pour épauler l’armée. Sauf que les femmes qui sont arrivées ne peuvent pas facilement les remplacer », nuance Dominika Pszczółkowska.

Un filet contre la précarité

En revanche, celles qui parviennent à trouver un travail n’échappent pas à l’obstacle de la précarité. Dans l’angle mort de l’État et parfois sans contrat de travail, elles sont exposées aux risques d’exploitation ou d’abus.

C’est précisément ce que cherche à prévenir Ruslana Poberezhnyk, une Ukrainienne de 47 ans installée en Pologne. En 2021, elle a participé à la création du Comité des travailleurs et des travailleuses domestiques, un syndicat qu’elle dirige et qui a pour objectif de défendre les femmes d’origine ukrainienne d’employeurs abusifs.

Avant la guerre en Ukraine, elles étaient déjà nombreuses en Pologne à travailler comme gardiennes d’enfants, femmes de ménage ou aides à domicile auprès d’aîné·e·s. Comme Ruslana Poberezhnyk, qui a enchaîné les petits boulots – et les mauvaises expériences –, et qui continue de travailler comme nounou. « Beaucoup de réfugiées ukrainiennes affluant en Pologne ne connaissent pas leurs droits ni le salaire minimum. Elles veulent commencer le plus tôt possible à travailler et acceptent n’importe quelle offre d’emploi », regrette la femme au caractère bienveillant.

D’où la main tendue par son syndicat, pertinent comme jamais. C’est par le bouche-à-oreille, sur les réseaux sociaux ou encore en apposant des affiches dans les églises orthodoxes qu’elle espère populariser son initiative auprès des nouvelles arrivantes et futures travailleuses domestiques.

Soutien psychologique et juridique

À cet effort de solidarité s’ajoute l’ONG polonaise Feminoteka, dont la mission consiste à offrir du soutien psychologique et juridique, notamment aux femmes victimes de violences sexuelles.

Dans la foulée du conflit en Ukraine, une ligne téléphonique a ainsi vu le jour spécifiquement pour les Ukrainiennes, pour qu’elles puissent se confier dans leur langue. Pour l’instant, le nombre d’appels reste limité, même si des brochures de l’organisation sont mises à disposition dans des centres d’accueil pour réfugié·e·s.

« Quand on fuit la guerre, la première chose qu’on cherche, c’est un endroit sûr pour vivre, explique Marta Żbikowska, coordinatrice de Feminoteka. Le traumatisme reste enfoui, parfois pendant un mois. Ce n’est pas le premier élément que ces femmes essaient de régler. Mais c’est ensuite que le traumatisme resurgit… »