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Lucie Azema : s’émanciper par le voyage

À la rencontre de soi

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Temps estimé de lecture :6 minutes

Bandeau :Photo : © Savvas Kalimeris (unsplash.com)

Les femmes peinent encore à prendre leur place dans un milieu du voyage marqué par la culture machiste des « aventuriers » et écrivains-voyageurs. Dans son premier essai intitulé Les femmes aussi sont du voyage, Lucie Azema souhaite déconstruire les stéréotypes sexistes, réhabiliter les voyageuses au long cours et ouvrir un nouveau champ des possibles aux femmes.

Publié ce printemps aux éditions Flammarion, l’essai de la journaliste et voyageuse française Lucie Azema, 32 ans, s’intéresse à la mobilité et au genre. Comme beaucoup, elle dévore durant son enfance Jules Verne et d’autres récits d’aventures. La vingtaine, elle fait son sac et part assouvir sa soif d’ailleurs. Sur la route, elle lit encore plus de récits de voyage et publie des articles sur le site du Courrier international.

Lucie Azéma

Lucie Azema étudie une année à Beyrouth, puis s’installe en Inde avant de poser un temps ses valises en Iran. Adepte du temps long et de l’immersion, elle s’épanouit dans ce mode de vie grâce aux rencontres et à l’apprentissage de nouvelles langues.

Cette voie, elle l’a choisie et l’a tracée. Mais être femme, célibataire et voyager ne va pas forcément de soi. Des mises en garde bienveillantes des proches au mansplaining des routards masculins, la place des femmes dans le monde du voyage est encore marquée par de tenaces préjugés sexistes.

Pourtant, même si historiquement, les femmes ont été reléguées à l’espace domestique, elles voyagent aussi depuis longtemps, et loin. Dans son ouvrage, Lucie Azema met en lumière les parcours étonnants de ces voyageuses intrépides du passé : Isabelle Eberhardt, Alexandra David-Néel, Ella Maillart, Nellie Bly… Elle espère inspirer d’autres femmes à suivre leurs pas, pour partir à la rencontre des autres, mais aussi de soi et d’une liberté inconnue.

Le livre vient d’être réimprimé pour la deuxième fois et les retours des lectrices et lecteurs sont enthousiastes. Comment analysez-vous cet intérêt?

En fait, j’ai écrit le livre que j’avais envie de lire et que je ne trouvais pas. C’est un sujet qui n’avait pas été abordé, qui est absent de la littérature francophone et rare dans la littérature anglophone. Cet intérêt montre que je ne suis pas la seule à sentir ce biais misogyne qui existe dans la littérature de voyage ou dans le monde du voyage en général.

Comme vous le mentionnez, cette question du voyage est assez marginale dans les études féministes. Cependant, quelles sont les théoriciennes qui vous ont influencée dans l’écriture de ce livre?

J’ai beaucoup lu Beauvoir. Dans Le deuxième sexe et La force de l’âge, elle parle des flâneries et du fait que les femmes étaient privées de leur intuition dès l’enfance. Je peux citer aussi Gloria Steinem, une voyageuse américaine qui a un engagement féministe très militant et qui partage ses réflexions sur le voyage, sur la liberté d’aller et venir. En dehors des féministes, ce sont tout simplement les voyageuses qui m’ont influencée. Elles ne parlaient pas forcément de féminisme, mais dans leur manière de voyager sans transiger avec leur liberté, elles ont été des totems pour moi.

Vous voyagez beaucoup depuis une dizaine d’années. Aviez-vous conscience dès le début de la portée féministe de l’acte de départ?

Non, pas du tout, je n’ai pas mis des mots tout de suite là-dessus. D’ailleurs, énormément de voyageuses sont parties, car elles en avaient envie, car elles voulaient fuir ou rejoindre quelque chose et elles n’ont pas mis de mots sur leur engagement féministe.

Cela s’est fait en parallèle, j’avais mon amour du voyage, mes lectures de voyage et mon engagement féministe. À un moment donné, j’ai eu envie de chausser des lunettes féministes dans ma pratique du voyage.

Le gros déclic a été la lecture de Jack Kerouac en 2010. Je n’ai pas compris comment Sur la route pouvait être présenté comme le meilleur livre de voyage alors qu’il est truffé de réflexions misogynes et homophobes.

Dans l’ouvrage, vous soulignez combien non seulement le fait de voyager, mais surtout celui d’être seule sont subversifs pour une femme.

Oui, c’est ce que j’essaie de développer dans la deuxième partie du livre, le fait que la solitude et le célibat soient refusés aux femmes. Les femmes sont historiquement des êtres enfermés : que ce soit dans l’espace du foyer ou dans les asiles ou les couvents. Il existe une longue histoire de l’enfermement au féminin et c’est aussi pour cela que voyager est un levier important pour l’émancipation, un accès vers une liberté non négociable, entière.

Justement, quelle forme de liberté peut-on trouver dans le voyage?

© Flammarion

C’est tout simplement la liberté de ne plus être personne. Quand on voyage, tout est rebattu, on perd les ancrages que l’on peut avoir, qu’ils soient familiaux ou amicaux. C’est terrifiant, mais c’est cela qui rend libre, qui fait que l’on peut arriver à se connaître intimement. C’est ma manière d’être libre; bien sûr, pour d’autres, cela peut être différent.

En lisant rapidement le titre, on pourrait d’abord penser que l’ouvrage a l’ambition d’être une forme de guide. Pourtant, vous donnez assez peu de conseils aux voyageuses.

Dans les guides, il y a toujours cette rubrique « Spécial femmes », c’est vraiment patriarcal. On est tellement socialisées à être prudentes, à se méfier, que l’on n’a pas besoin de conseils. Quand on part en voyage, on est déjà en hypervigilance. Je trouve cela très contre-productif de donner des conseils spécifiques aux femmes, car cela renforce l’idée que voyager serait plus dangereux pour les femmes, alors que ce n’est pas le cas.

Une grande partie de l’ouvrage est consacrée à une déconstruction de la vision masculine et colonialiste des récits de voyage classiques ou contemporains. Pourquoi?

Je ne pouvais pas écrire un livre parlant des biais sexistes du voyage sans parler des biais racistes, car ce sont les mêmes mécanismes. Historiquement, il existe une imbrication entre la littérature de voyage et le colonialisme. Edward Saïd montre cela très bien dans son analyse des écrivains orientalistes.

Dans votre livre, vous analysez la façon dont certains voyageurs masculins usent et abusent du relativisme culturel pour légitimer leurs comportements sexistes. Par ailleurs, le féminisme dit universaliste peut aussi être critiqué sur le fait qu’il peine à prendre en compte la pluralité des perceptions dans différentes sociétés. Comment conjuguer le féminisme avec le respect et la compréhension de l’altérité?

Le féminisme universaliste a ses torts, c’est indéniable. Mais j’ai aussi du mal avec certaines approches plus récentes. À trop vouloir respecter les particularités des autres cultures, cela peut devenir une forme de féminisme blanc à l’envers. Cela efface toutes les femmes qui, dans d’autres pays, militent contre des oppressions, que ce soit les mouvements féministes antivoiles ou ceux luttant contre le système des castes en Inde.

Vous soulignez le fait que les parcours des femmes, mais aussi des hommes non blancs ou non hétérosexuels, ont été invisibilisés. Est-ce que les femmes non occidentales ou issues des différentes minorités sont aussi partie prenante du mouvement de réappropriation du voyage?

Oui, le mouvement le plus fort concerne les voyageuses noires, cela se voit notamment sur les réseaux sociaux. Le fait d’être une femme et noire cristallise à la fois la question du sexisme et du racisme dans le voyage. Mais souvent, les voyageuses noires sont des femmes vivant en Europe ou aux États-Unis, et non des ressortissantes d’un pays africain sans double nationalité. C’est un problème de visa, tout simplement. La question des passeports est la plus grande inégalité et la première barrière dans l’accès au voyage.

Le départ peut être perçu comme une forme de fuite du système patriarcal. Comment articuler engagement féministe et itinérance?

La fuite n’est pas toujours une mauvaise chose. Je n’ai pas vraiment l’âme d’une militante, j’ai plus envie de transmettre. La libération féministe passe aussi par les verrous intérieurs et peut-être que quand j’aurai achevé cette libération, j’arriverai davantage à m’inscrire dans une forme de militantisme.