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Le féminisme paysan au Paraguay

Terreau fertile d’éducation populaire

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Temps estimé de lecture :5 minutes

Bandeau :Photo : © ia huh (unsplash.com)

Rosalba Muñoz dirige la radio communautaire de l’Organisation paysanne du Nord, au Paraguay. Elle y anime une émission féministe sur la condition des femmes en milieu rural. Un travail essentiel d’information et de sensibilisation, dans un pays historiquement fertile en luttes pour les droits des femmes.

« Voici Rosalba, c’est elle la responsable ici », explique Adriano en désignant du regard la jeune femme brune assise derrière un bureau. Interrompue dans son travail, l’air surpris, celle-ci nous salue avec un timide sourire et nous regarde avec curiosité. Au-dessus de sa tête, de nombreuses affiches de couleur jaune inondent le mur du local dans lequel nous venons d’entrer. Sur l’une d’elles, on peut lire : « On ne naît pas machiste, la culture le fabrique ». Puis sur une autre : « Ni les femmes ni la terre ne sont des territoires de conquête », ou encore : « Dans la ville comme à la campagne, non au harcèlement sexuel. »

Rosalba Muñoz

Nous nous trouvons dans une petite maison qui sert de siège à l’Organisation paysanne du Nord, l’OCN (Organización Campesina del Norte). L’association, fondée en 1986 pendant la dictature d’Alfredo Stroessner (1954-1989), regroupe les paysans de la région de Concepción, au nord du Paraguay. Adriano en est l’un des militants et a tenu à me présenter les lieux. Ouvrant une seconde porte, il dévoile un studio de radio modestement équipé. « C’est ici que nous diffusons nos programmes sur le féminisme paysan », précise sa collègue.

Rosalba Muñoz est celle qui dirige la radio communautaire de l’organisation. Âgée d’une trentaine d’années, elle est diplômée de l’Université de Concepción, où elle a étudié le journalisme pendant quatre ans avant d’adhérer à l’OCN. Deux fois par semaine, lundi et vendredi, elle anime une émission qui traite de la condition des femmes en milieu rural. Les sujets portent principalement sur la violence dont elles sont victimes, « qui n’est pas pire à la campagne que dans les villes », précise Rosalba.

L’activité militante de la féministe passe avant tout par un travail d’information. « Nous nous appuyons essentiellement sur le cadre juridique existant et nous informons nos adhérentes des droits dont elles disposent. » Par exemple, elle cite la « Ley (loi) 1600 », votée en 2000, qui « établit les normes protectrices pour toute personne souffrant de blessures, maltraitances physique, psychologique ou sexuelle de la part d’un membre de la famille ». Ou encore la « Ley 5777 », promulguée en 2016, qui ambitionne de protéger les femmes « non seulement de la violence conjugale », mais également de celle exercée « au sein de la communauté » ainsi que de « celle perpétrée ou tolérée par l’État ».

Une fois, une paysanne d’environ 30 ans est venue se plaindre des coups que lui portait son mari. Rosalba l’a accompagnée jusqu’au commissariat, où la police n’a donné aucune suite à la dénonciation. « Ce sont à des obstacles comme ça que nous nous heurtons parfois », constate avec regret la militante.

Une mauvaise cible de l’État

Plusieurs difficultés teintent en effet le travail de la journaliste : premier pays du continent sud-américain à avoir conquis son indépendance de l’Empire espagnol en 1811, le Paraguay est aujourd’hui l’un des pays les plus inégalitaires en matière de répartition de la terre. Selon l’ONG Oxfam, 85,5 % du territoire est concentré dans les mains de 2,6 % des propriétaires.

Avec une économie principalement tournée vers l’exportation internationale, le système de monoculture (de soja ou de maïs) s’est imposé comme le modèle prédominant dans la campagne paraguayenne, entraînant la déforestation et le déplacement de la population indigène. En réponse à cette situation, l’Organisation paysanne du Nord tente de promouvoir un modèle productif familial et agroécologique. « Notre vision s’oppose à celle portée par les partisans de la monoculture, nous sommes donc en conflit avec eux », explique Adriano.

Venant s’ajouter à la liste des problèmes, un groupe armé est apparu dans le département de Concepción en 2008, l’EPP (Armée du peuple paraguayen). Auteur d’enlèvements de propriétaires terriens et d’attaques contre les forces de l’ordre, se revendiquant défenseur des communautés paysannes face à l’oligarchie paraguayenne, le groupe insurgé a provoqué une réaction répressive de l’État.

La région est classée comme une « zone rouge » dans laquelle l’armée pourchasse les insurgés en s’attaquant aux organisations rurales qu’elle soupçonne d’être la base sociale de la guérilla. Parmi elles, l’OCN est une cible privilégiée. « L’EPP copie notre discours et reprend nos revendications, les autorités nous accusent donc d’en être membres, ce qui est faux », s’insurge Adriano.

Terreau fertile des luttes féministes

Environ 600 familles sont affiliées à l’OCN qui regroupe donc un nombre important de femmes. « La moitié », affirme le militant. « L’adhésion se réalise à travers une formation à la méthode productive que nous défendons, sans pesticides, pour des aliments sains. » Sur la question féminine, des ateliers de débats sont également organisés, ouverts à l’ensemble des adhérents, hommes et femmes. « Certains maris voyaient d’un mauvais œil ces réunions dans lesquelles leurs femmes étaient invitées à s’exprimer et à parler de leurs problèmes. Il y a eu les cas d’hommes interdisant à leurs compagnes de venir, admet Rosalba, mais d’autres les accompagnent et viennent échanger. »

Bien qu’elles n’ont obtenu que tardivement une reconnaissance dans les livres d’histoire, les femmes ont toujours su faire figure d’héroïnes dans la mémoire collective du pays.

Violences machistes, avortement (illégal dans le pays, sauf en cas de mise en danger de la mère) ou harcèlement sexuel constituent des sujets de discussion. Rosalba se souvient que durant une table ronde, beaucoup de femmes disaient ne pas percevoir le fait de se faire siffler par un inconnu comme quelque chose de négatif. « Le sujet a été un objet de débat entre nous. »

Conservateur, et de culture catholique très marquée, le Paraguay a été, paradoxalement, un terrain propice aux luttes féministes. La guerre de la Triple Alliance (de 1864 à 1870), dans laquelle le pays fut opposé à une coalition ennemie composée du Brésil, de l’Argentine et de l’Uruguay, s’est conclue par une défaite du Paraguay et par une véritable hécatombe au sein de la population masculine. Les femmes, alors majoritaires après la guerre, ont participé activement à la reconstruction du pays.

Bien qu’elles n’ont obtenu que tardivement une reconnaissance dans les livres d’histoire, les femmes ont toujours su faire figure d’héroïnes dans la mémoire collective du pays. La dictature militaire a même exploité l’image de la femme en instituant, en 1974, le 24 février comme Jour de la femme paraguayenne. Encore célébrée aujourd’hui, cette date fait référence au 24 février 1867, jour où les habitantes de la capitale se sont réunies pour créer la « Première assemblée de femmes américaines » et pour donner leurs bijoux afin de contribuer à l’effort de guerre.

Des efforts que Rosalba Muñoz est aussi disposée à poursuivre. La jeune femme reste convaincue de l’utilité de son travail et affirme avoir observé l’évolution de certaines habitudes : « Avant, les jeunes filles se mariaient à 17 ou 18 ans; maintenant, elles le font beaucoup plus tard. » Est-ce grâce, en partie, au travail de la radio communautaire? Ce qui est certain, selon la journaliste, c’est que « maintenant, les femmes osent parler, elles ne se taisent plus ».