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Écoféminisme : revisiter Françoise d’Eaubonne

La verdeur retrouvée d’une pensée

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Temps estimé de lecture :4 minutes

Avec le néologisme « écoféminisme », introduit pour la première fois en 1972, l’activiste française Françoise d’Eaubonne entend abolir le patriarcat ancestral, responsable de l’exploitation des femmes et des ressources naturelles dans le monde. Oublié un temps, ce concept renaît aujourd’hui dans des mouvements écologistes et féministes. Il fait même son entrée en politique.

Les termes sexocide et écoféminisme, le « Commando saucisson » pour défendre le droit à l’avortement en 1971, l’expression « lapinisme phallocratique », l’appel à la grève des ventres : on doit ces idées à la Française Françoise d’Eaubonne, écrivaine, activiste et théoricienne. Oublié pendant 40 ans en France, son nom ressurgit dans les librairies depuis 5 ans.

Née en 1920 et décédée en 2005, Françoise d’Eaubonne cumulait les engagements : résistante, anticolonialiste, fondatrice du FHAR (Front homosexuel d’action révolutionnaire) en 1971, opposée à la peine de mort, féministe au sein du Mouvement de libération des femmes (MLF), anticapitaliste, antinucléaire… Mais la militante considère que toutes ces luttes n’en font qu’une et se fondent dans ce qu’elle nomme l’écoféminisme, concept phare de son essai Le féminisme ou la mort paru en 1974. Derrière une radicalité parfois confuse, ses idées visionnaires résonnent et rayonnent aujourd’hui.

La force du ventre

© Éditions du Passager clandestin

« Elle avait beaucoup d’intuition. À cette époque, féminisme et écologie n’avaient rien en commun », indique la journaliste et réalisatrice française Manon Aubel, qui prépare un film documentaire sur Françoise d’Eaubonne. « Elle invente l’écoféminisme par le biais de la question démographique et de ce qu’elle considérait comme une surpopulation. Selon elle, les femmes doivent reprendre en main leur destin en reprenant le contrôle de leur ventre. »

« Pour elle, la destruction de l’environnement est le résultat d’un système hégémonique masculin ancien, et le féminisme était essentiel pour sauver la planète », ajoute Julie Gorecki. Cette chercheuse interdisciplinaire en études environnementales et de genre à Paris et à Berkeley a cosigné la préface de la réédition de l’ouvrage Le Féminisme ou la mort, en 2020. L’écoféminisme y apparaît comme une incitation à repenser les relations entre les hommes, les femmes et la nature, à sortir du carcan que représente le genre homme/femme par une approche bisexuelle et queer.

Pionnière de la décroissance

« Elle proposait de passer d’une société productiviste inégalitaire, fruit de rapports de domination, à une société égalitaire reposant sur l’autogestion au sein de communautés réduites. En réduisant la production de biens non indispensables, on réduit le temps de travail et la pollution, on développe des énergies renouvelables et des techniques douces au service d’une agriculture biologique », rappelle Caroline Goldblum, autrice de Françoise d’Eaubonne et l’écoféminisme, publié en 2019 aux éditions du Passager clandestin.

Pionnière de la décroissance, donc, et anarchiste aussi, selon Nicolas Lontel. Co-fondateur de la librairie féministe L’Euguélionne à Montréal, passeur passionné des idées de Françoise d’Eaubonne, il est l’auteur d’un blogue féministe portant notamment sur ses ouvrages et tous ceux qui s’y rapportent. « Françoise d’Eaubonne veut abolir les structures de pouvoir et les remplacer par la concertation ou une sorte de démocratie directe pour que les femmes puissent vraiment changer le monde. »

Suractivité néfaste

Cette activiste forcenée de tous les combats était par ailleurs une écrivaine prolifique : biographies, science-fiction, jeunesse, essais, chroniques… Une suractivité qui l’a desservie. « Beaucoup de ses idées ne vont pas jusqu’au bout, ce qui donne d’elle une image un peu brouillonne », estime Caroline Goldblum.

« L’écoféminisme est une pensée politique et philosophique du XXIe siècle, un idéal entre action et politique qui fait naître des pratiques créatives et expérimentales pour transformer le monde. »

– Manon Aubel, journaliste et réalisatrice

S’y ajoutent une personnalité exubérante, un caractère difficile, des brouilles systématiques avec ses ami·e·s et l’absence de soutien universitaire : autant d’ingrédients qui concourent au fait que ses idées ont finalement été peu relayées dans son propre pays, hormis dans les milieux gais. En revanche, elles ont circulé entre autres aux États-Unis et au Québec, Françoise d’Eaubonne y ayant été invitée dans les années  1980 et 1990, dans des universités où existaient déjà des départements d’études sur le genre. 

Pratiques expérimentales

Sur fond de péril nucléaire, de pollution généralisée, de surpopulation, de crises des réfugié·e·s politiques et climatiques, de nombreuses actions de résistance s’organisent actuellement. Cela fait dire à la réalisatrice Manon Aubel que « l’écoféminisme est une pensée politique et philosophique du XXIe siècle, un idéal entre action et politique qui fait naître des pratiques créatives et expérimentales pour transformer le monde ».

De fait surgissent des mouvements de désobéissance civile : « activistes du climat, actions de femmes africaines pour la reconquête des biens communs (African Ecofeminist Collective), féminisme paysan contre l’agriculture industrielle patriarcale… », selon Julie Gorecki, mais aussi luttes des peuples des Premières Nations au Canada et nombre d’autres mouvances intersectionnelles. Écologistes ou féministes, ces combats dessinent les contours d’un certain écoféminisme contemporain.

Casser le triptyque

Les idées de Françoise d’Eaubonne s’invitent même, désormais, dans le débat politique, comme cela a été le cas fin août en France. Candidate écologiste à l’élection présidentielle de 2022, Sandrine Rousseau a assené : « L’écoféminisme, c’est dire que tout dans notre système économique, social, environnemental est fondé sur la prédation. On prend, on utilise, on jette : les ressources, les corps des femmes ou les corps des plus faibles, comme les personnes racisées. Ce triptyque est exactement ce qu’on doit arrêter. »

« L’écoféminisme est un beau renversement des stéréotypes », sourit Nicolas Lontel. « Coopération, entraide et soin aux autres sont des valeurs traditionnellement assignées et imposées aux femmes, par opposition aux valeurs masculines qui fondent les sociétés, comme la compétition ou l’exploitation. Si on veut s’en sortir, il faut aussi y convertir les hommes. Car si seules les femmes sont féministes, on ne va nulle part. »