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L’égalité vue par Laura Doyle Péan

« Je suis féministe parce que je rêve d’un monde où la vie sous toutes ses formes est protégée, célébrée et nourrie. »

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Temps estimé de lecture :7 minutes

Artiste multidisciplinaire, poète et activiste, Laura Doyle Péan (ille/iel) s’intéresse au rôle de l’art dans les transformations sociales. L’auteur·e haïtiano-québécois·e de 22 ans a participé à plusieurs productions avec l’Espace de la Diversité et le collectif féministe Les Allumeuses. Son premier recueil, Cœur Yoyo, est paru chez Mémoire d’encrier en 2020. La traduction, Yo-yo Heart, sortira à Londres en novembre 2022, aux éditions the87press. Laura Doyle Péan étudie présentement en droit et en études féministes et études de genre à l’Université McGill. L’artiste nous livre aujourd’hui un vibrant éloge du féminisme, de la dignité et de la liberté.

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Trois mots qui décrivent pour vous le féminisme?

Intersectionnalité, soins (care) et justice transformatrice.

Du sexisme, on en retrouve encore dans les milieux culturels et littéraires?

Le sexisme et les violences genrées sont encore bien présents dans le milieu culturel et littéraire du Québec. J’ai décidé de discuter de quatre manifestations de ces violences afin d’illustrer l’ampleur et la diversité de formes qu’elles peuvent prendre, bien qu’elles ne représentent malheureusement qu’une partie de la réalité.

1. Pendant les années où j’ai travaillé en librairie, avec la merveilleuse équipe de la Librairie Pantoute à Québec, j’ai été témoin à de nombreuses reprises de la dévaluation du savoir et des connaissances de mes collègues femmes. Je pense à une collègue en particulier, qui est experte en bandes dessinées et en romans fantastiques, et qui s’est souvent retrouvée face à des clients qui ne voulaient pas de ses conseils. Ces clients voulaient absolument se faire conseiller par un homme, même si celui-ci s’y connaissait beaucoup moins. Nombre de mes collègues ont également subi des avances et commentaires déplacés ou répétitifs de la part de clients.

2. Les femmes, personnes non binaires et autres minorités de genre de la sphère littéraire sont elles aussi victimes de violences sexuelles. Après la vague de dénonciations #MeToo dans nos rangs à l’été 2020, une lettre de revendications et de solutions pour contrer les abus de pouvoir et les violences sexuelles et genrées a été rendue publique. Les signataires dénoncent notamment ces violences, qui y sont « répandues, protéiformes, banalisées et tacitement acceptées », et la culture du silence qui sévit dans le milieu. Ils et elles appellent éditrices, éditeurs, programmeuses et programmeurs littéraires à « réfléchir à la cohabitation de victimes et d’agresseurs au sein de leur catalogue, de leurs lancements et de leurs événements littéraires [et à] trouver une solution qui tienne compte des besoins des victimes ».

3. Les femmes et personnes queers noir·e·s, autochtones ou racisé·e·s, qui critiquent des décisions de certains acteurs du milieu ou qui dénoncent le racisme systémique, font souvent face à beaucoup de violences et de harcèlement de la part d’autres membres du milieu ainsi que de lecteurs et de lectrices. Plusieurs reçoivent régulièrement des insultes et des menaces, publiquement et en privé, parfois au point de les forcer à quitter les réseaux sociaux.

4. Ce n’est pas un secret : le travail d’auteur·e est extrêmement précaire. Plusieurs doivent prendre un, deux ou trois emplois supplémentaires pour subvenir à leurs besoins. Hélas, de nombreuses organisations et personnes du milieu demandent tout de même du travail non rémunéré aux artistes. Cette barrière supplémentaire empêche plusieurs femmes et minorités de genre racisé·e·s de percer dans le domaine, bien qu’elles gagnent en moyenne moins que les hommes et que les femmes blanches. Par ailleurs, les échéanciers des projets ne sont pas toujours construits de façon à concilier les différents rôles que les artistes jouent au sein de la société (parents, étudiant·e·s, travailleur·euse·s, enseignant·e·s, proches aidant·e·s…), ce qui peut limiter la participation, le rayonnement et l’épanouissement de plusieurs.

Un geste égalitaire que vous avez posé ou une parole antisexiste que vous avez dite et qui vous apporte de la fierté?

À l’automne 2021, j’ai travaillé avec trois étudiant·e·s de McGill (Hazel Berger, Maggie Larocque et Catherine Steblaj), en partenariat avec l’équipe d’un refuge pour femmes en situation d’itinérance, à la rédaction d’un rapport de recherche sur les meilleures pratiques pour rendre les refuges pour femmes accessibles, accueillants et sécuritaires pour les personnes bispirituelles et non binaires et pour les femmes trans.

Le rapport, Pioneering a Path Forward: A Model Towards 2-Spirit, Non-Binary and Trans Inclusion, a été remis à l’organisme au début janvier. Notre équipe travaille désormais à la production d’une version raccourcie de l’étude, qui pourra être partagée avec d’autres refuges souhaitant améliorer leur offre de services et revoir leurs pratiques institutionnelles pour les personnes bispirituelles, non binaires et trans.

Je suis féministe parce que…

Je rêve d’un monde où la vie sous toutes ses formes est protégée, célébrée et nourrie. Une société dans laquelle les besoins de tout le monde sont comblés, et où chaque personne contribue au bien-être de la collectivité en fonction de ses capacités et de ses ressources. Une société dans laquelle nous répondons aux conflits et à la violence non pas de manière punitive, avec plus de violence, mais en transformant les conditions qui ont mené à l’émergence des conflits ou de la violence, afin de les prévenir dans le futur. Une société dans laquelle les besoins des victimes sont écoutés, et la dignité et le bien-être de toutes et de tous, sans exception, sont garantis.

Le féminisme m’offre des outils et des méthodologies pour comprendre les dynamiques de pouvoir et les structures sociales, notamment le patriarcat, qui font obstacle à la création de ce monde. Il me donne le courage nécessaire pour penser à des solutions permettant de déconstruire ces dynamiques de pouvoir et ces structures sociales.

Je suis féministe parce que beaucoup trop de personnes autour de moi ont vécu ou vivent encore des violences genrées, et doivent conjuguer au quotidien avec les séquelles de ces violences dans leur vie. Parce que trop souvent, dans les milieux militants, le travail du care, la prise de notes lors des réunions et les tâches ménagères dans les espaces partagés reposent sur les épaules des personnes queers et des femmes.

Parce que ma colère, celle des personnes queers, des femmes noires ou racisées, est encore beaucoup trop souvent utilisée pour décrédibiliser notre parole et nos revendications. Et parce que le monde dont je rêve ne sera pas possible dans le contexte du patriarcat, de la suprématie blanche, du colonialisme et du capitalisme actuels.

Mon féminisme, parce qu’il en existe plusieurs, est un féminisme inclusif, intersectionnel, anti-carcéral et transformateur, ancré dans les pratiques anti-oppressives, les luttes antiracistes et les luttes pour la justice climatique. Ma pensée et mes apprentissages féministes ont grandement été influencés par les travaux de Kimberlé Crenshaw, Angela Davis, El Jones, Robyn Maynard. Je suis également fortement influencé·e et inspiré·e par mes camarades de lutte et mes collègues de travail au sein du milieu littéraire québécois, notamment les membres du collectif artistique queer féministe Les Allumeuses.

Les violences envers les femmes existeront tant que…

– L’industrie des énergies fossiles existera : le rapport final de l’Enquête nationale sur les femmes et les filles autochtones disparues et assassinées démontre que l’établissement d’un camp de travail (man camp) à proximité d’une communauté autochtone amène une augmentation de la violence envers les femmes, les filles et les personnes 2ELGBTQQIA autochtones, et qu’une corrélation existe entre l’établissement de ces camps et la hausse des disparitions et des assassinats.

– On continuera à dévaluer le travail, le corps, la santé, la voix et la vie des femmes, notamment en sous-payant les personnes travaillant dans des milieux typiquement féminins (infirmières, enseignantes, préposées aux bénéficiaires, intervenantes dans le milieu communautaire, service à la clientèle, services d’entretien).

– Le statut de toutes les personnes migrantes vivant sur le territoire n’aura pas été régularisé, et que les femmes et les personnes queers migrant·e·s, violenté·e·s ou maltraité·e·s au travail, éviteront de contacter les services publics, de peur d’être déporté·e·s ou de causer la déportation de quelqu’un dans leur entourage.

– L’islamophobie – qui contribue à la marginalisation des femmes musulmanes – sera acceptée et banalisée.

– Le travail du sexe n’aura pas été décriminalisé, et que la sécurité et l’autonomie des travailleur·euse·s du sexe continueront d’être dévaluées.

– On n’éduquera pas les enfants à l’identité de genre et à la transidentité, et que la transphobie continuera d’être banalisée dans la sphère publique.

– La culture du viol sous toutes ses formes ne sera pas dénoncée et que les blagues sexistes, racistes et queerphobes continueront d’être tolérées.