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La Pologne, un an après le durcissement de la loi sur l’avortement

Durs contrecoups pour les femmes polonaises

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Temps estimé de lecture :5 minutes

Bandeau :Photo : © Zuza Gałczyńska (unsplash.com)

Détresse, ONG sollicitées comme jamais, femmes décédant de choc septique… Un an après l’entrée en vigueur de la restriction du droit à l’interruption volontaire de grossesse (IVG), les Polonaises en subissent les contrecoups.

Si ce n’était sa précarité financière, il y a quelques mois déjà que Kinga Kotlińska aurait quitté sa Pologne natale. Non pas que son pays et sa ville, Varsovie, ne lui plaisent pas. Mais sur le plan politique, c’est le ras-le-bol. « Aujourd’hui, être femme en Pologne, c’est vivre dans la peur », lâche cette jeune Polonaise de 24 ans. « Beaucoup de mes amies pensent comme moi, et veulent aussi partir. Je reste, car je suis étudiante, mais si j’avais l’argent, j’irais ailleurs. »

L’élément déclencheur de cette réflexion? Le 22 octobre 2020, le Tribunal constitutionnel polonais statuait que l’IVG, dans le cas d’une « malformation grave et irréversible » du fœtus ou d’une « maladie incurable ou potentiellement mortelle », est contraire à la loi fondamentale du pays.

Ce verdict rendu par la plus haute instance judiciaire – aux ordres de Droit et Justice (PiS), le parti national-conservateur au pouvoir – avait mobilisé dans la rue des dizaines de milliers de Polonais·e·s. Indignée, Kinga Kotlińska avait aussi rejoint les manifestations qui, plusieurs semaines durant, s’affichaient sous le signe de l’éclair rouge, le symbole pro-choix par excellence dans ce pays à majorité catholique.

Sauf que même le plus grand mouvement de contestation que la Pologne ait connu depuis l’époque communiste n’a pas fait plier le PiS. Le 27 janvier 2021, le jugement est entré en vigueur, rendant l’avortement de facto illégal en Pologne : 90 % des IVG légales se faisaient jusqu’alors pour cause de malformation du fœtus. Désormais, les Polonaises ne peuvent interrompre leur grossesse qu’en cas de viol ou d’inceste, de danger pour la vie ou la santé de la femme enceinte.

Des Polonaises en détresse

Un an après le durcissement de la loi, les associations féministes sont sollicitées comme jamais pour répondre à l’appel de Polonaises, souvent en détresse. Le collectif Avortement sans frontières, par exemple, affirme avoir aidé près de 33 000 femmes à interrompre leur grossesse de janvier 2021 à janvier 2022.

Pendant la même période, la Fédération polonaise pour les femmes et de la planification familiale a reçu plus de 15 000 appels à l’aide. Soit trois fois plus qu’à l’accoutumée. Déjà avant le durcissement de la loi, jusqu’à 200 000 avortements étaient réalisés tous les ans clandestinement, par voie médicamenteuse, ou à l’étranger, selon les ONG.

En cas d’avortement jugé illégal, les médecins polonais sont désormais passibles de trois années de prison.

Justyna (prénom modifié à sa demande), 17 ans, y a eu recours. « Quand j’ai appris que j’étais enceinte [d’une grossesse non désirée], en décembre 2020, je n’y croyais pas, mon copain non plus », témoigne-t-elle. « J’avais peur de la réaction de ma mère, j’ai fait plein de tests, je suis entrée en contact avec des ONG aidant les femmes à avorter à l’étranger. Mon copain a passé plusieurs coups de fil dans des cliniques en République tchèque, et je l’ai dit ensuite à ma mère, qui m’a été d’une grande aide. »

Justyna mettra finalement le cap vers l’Autriche. Une fois l’intervention terminée dans une clinique gynécologique de Vienne, elle s’est « sentie comme lorsqu’on est chez le dentiste, avec un personnel très agréable et aidant ». De quoi contraster avec la situation qu’elle qualifie de « moyenâgeuse » en Pologne, où même l’accès à la contraception a été restreint depuis l’arrivée du PiS au pouvoir.

« Traitement inhumain »

Le durcissement de la loi aurait aussi entraîné un effet paralysant auprès des médecins polonais. En cas d’avortement jugé illégal, ils sont désormais passibles de trois années de prison. L’histoire d’Izabela, dont la mort tragique révélée en novembre a suscité une onde de choc, incarne les contrecoups de cette quasi-interdiction : cette trentenaire a succombé à un choc septique après s’être vu refuser un avortement. À la 22e semaine de grossesse, Izabela avait perdu les eaux. Son état de santé s’est rapidement dégradé. Mais les médecins ont décidé d’attendre que le cœur du fœtus arrête de battre pour intervenir, aux dépens de la vie de leur patiente.

Une vie qui aurait pu être sauvée, selon Jolanta Budzowska, l’avocate qui représente la famille d’Izabela. « Il restait encore un motif d’avortement légal : la nécessité de sauver la vie et la santé de la mère », explique-t-elle.

« Très probablement, le jugement du Tribunal constitutionnel a joué un rôle dans le comportement des médecins. La peur de devoir faire face à une responsabilité pénale est réelle. Izabela est devenue d’une certaine manière un symbole de lutte pour le droit des femmes, pour la liberté, pour le droit à l’avortement lorsque la vie d’une femme enceinte est menacée. Ou lorsque le refus d’avortement mène à un traitement inhumain, à de la torture. »

La psychiatre Aleksandra Krasowska peut elle aussi témoigner du désarroi causé par la loi liberticide. Chaque semaine depuis un an, elle voit défiler dans son cabinet des patientes effondrées, atteintes de troubles alimentaires ou du sommeil, ou même animées par des pensées suicidaires. Toutes enceintes de fœtus présentant de graves anomalies, forcées « de poursuivre la grossesse, sans pouvoir elles-mêmes décider de leur sort », explique la médecin.

« Cela a des conséquences sur leur santé mentale. Elles me disent même parfois que leur vie est foutue, alors qu’elles sont très jeunes! » À l’issue des consultations, Aleksandra Krasowska leur délivre une attestation médicale indiquant que leur vie ou leur santé est en danger, soit l’une des deux conditions restantes pour avorter légalement dans le pays. Elles peuvent ensuite présenter ce document dans un hôpital public.

Une démarche qui est loin de plaire à certaines organisations fondamentalistes anti-choix en Pologne, qui militent pour une interdiction pure et simple de l’avortement. Mais face à une société polonaise qui, paradoxalement, s’ouvre de plus en plus à une libéralisation de l’avortement, ce scénario semble peu probable.

Et les manifestations d’envergure de l’automne 2020 ont peut-être contribué à changer les perceptions, croit Klementyna Suchanow, cofondatrice de la Grève des femmes, un mouvement qui milite pour le droit à l’avortement en Pologne depuis sept ans. « Il y a des groupes aux quatre coins du pays qui s’organisent par eux-mêmes. Le mot féminisme est aussi devenu populaire en Pologne. Et ce féminisme vient d’en bas, il vient de la rue. »