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Ces femmes maghrébines qui construisent le Québec – Portraits

Des modèles phares pour toutes les Québécoises

Date de publication :

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Temps estimé de lecture :9 minutes

Bandeau :Photo : © Milad Alizadeh (unsplash.com)

Motivé par le désir de favoriser l’intégration des personnes originaires d’Afrique du Nord, l’organisme Racines est un carrefour dynamique d’échange et de changement pour la communauté maghrébine québécoise. Depuis 2017, l’association organise chaque année une campagne de reconnaissance pour souligner la contribution de femmes d’origine maghrébine au développement social, économique et culturel du Québec. Portrait d’une mission… et de six femmes inspirantes et engagées!

Racines est née de la volonté d’un noyau de citoyen·e·s engagé·e·s : le leader communautaire Mohammed Barhone, Me Johara Obaïd, avocate, et l’enseignante Siham Abouhafs. Tous trois se préoccupent des difficultés vécues par les membres de leur communauté.

Président fondateur de l’organisme RePère, Mohammed Barhone s’implique auprès des pères en difficulté. Pour sa part, Me Johara Obaïd, qui est spécialiste en droit de la famille et en intervention sociale, constate l’explosion des divorces et la récurrence des violences familiales et conjugales. Enfin, Siham Abouhafs observe quotidiennement les manifestations de la délinquance juvénile parmi ses élèves, et les conséquences des problèmes socioéconomiques dans son école de Montréal-Nord.

Redéfinir l’intégration

Mohammed Barhone

Grâce à l’initiative Racines, Mohammed Barhone souhaite sortir de la doxa habituelle, selon laquelle l’intégration passerait exclusivement par le travail. Voilà pourquoi le plan d’action de Racines accorde une bonne place à l’intégration culturelle, en mettant en valeur les personnes de la communauté qui se démarquent dans le monde de la culture, des médias et des arts.

En homme de terrain avisé, Mohammed Barhone observe sa communauté et en dégage certains constats. Il est catégorique quant à la place des femmes : les positions de leadership communautaire continuent d’être largement réservées aux hommes. Pourtant, les femmes maghrébines sont nombreuses à prendre leur place et à assumer des responsabilités importantes.

C’est une immigration qui ramène parfois dans ses valises certaines reliques conservatrices et patriarcales dont il est difficile de se défaire en terre d’accueil. « Dans les lieux de culte par exemple, on ne laisse que peu de place aux femmes », se désole Mohammed Barhone.

Est-ce seulement la faute des hommes de la communauté maghrébine? Certainement pas, estime Mohammed Barhone. Parfois, sans même s’en rendre compte, le milieu politique entretient une relation ambiguë avec le monde communautaire, en adoptant une approche ethnique et souvent religieuse des populations issues de l’immigration.

En ciblant par exemple l’électorat d’origine maghrébine dans les mosquées – « parce que c’est là que se regroupent beaucoup de gens » –, on marginalise les gens (très nombreux) de cette communauté qui sont musulmans sans nécessairement fréquenter la mosquée, ou qui affichent leurs convictions laïques. Une situation paradoxale, où « un pays d’accueil qui se dit laïque définit ainsi souvent toute une communauté par sa religion », affirme Mohammed Barhone.

Des bâtisseuses émérites

C’est précisément ce constat qui l’a poussé à lancer le projet du Club des lauréates de Racines, dont l’objectif est de promouvoir les femmes maghrébines qui se distinguent par leur contribution au développement de la société québécoise. La cérémonie d’octroi des prix de reconnaissance a lieu le 8 mars de chaque année, à l’occasion de la Journée internationale des femmes.

Au-delà de l’acte de gratification, cette initiative vise à encourager les femmes maghrébines à se constituer en réseau et en communauté d’échange. L’objectif : mettre leur synergie au service de leur épanouissement personnel, et contribuer activement au développement socioéconomique et culturel de leur communauté et de la société québécoise dans son ensemble.

Les récipiendaires du Club des lauréates de Racines sont des femmes exceptionnelles qui, tout en ayant de grandes ambitions professionnelles, sont animées par la volonté d’apporter une contribution qualitative au vivre-ensemble. D’abord, en faisant reculer les préjugés toujours présents dans la société d’accueil. Ensuite, en cassant les comportements machistes hérités des codes patriarcaux, persistants au sein de leur propre communauté.

« Il faut nous battre contre la mauvaise image de notre communauté », dit le président fondateur de Racines. Mohammed Barhone insiste sur le fait que les difficultés vécues par la communauté maghrébine sont souvent trop lourdes pour être confiées au seul secteur communautaire. Il estime que la société entière, y compris les pouvoirs publics, doit contribuer à la mobilisation des membres de sa communauté, et à la promotion de sa culture citoyenne, de son sens civique, de sa solidarité, de sa sororité et de sa fraternité.

Dans cette perspective, les femmes honorées par le Club des lauréates de Racines sont de véritables modèles pour les femmes de l’immigration et du Québec. Le magazine Gazette des femmes présente ici six de ces lauréates émérites.

Nadia Kendil – Déjouer le stress post-traumatique

Nadia Kendil

Le stress post-traumatique, Nadia Kendil l’a côtoyé dès le début de sa carrière. Son pays, l’Algérie, était alors ravagé par le terrorisme islamiste. Pendant que son mari, chirurgien, recousait les corps mutilés, Nadia a mis sur pied une cellule d’aide psychologique pour les victimes de traumatismes balistiques. Son but était d’aider les femmes, les hommes et les enfants qui ont vu l’horreur du terrorisme, dans des villages où des familles entières se faisaient égorger.

Menacé de mort, comme toute l’élite du pays, le couple prend le chemin de l’exil. D’abord en France, où la jeune psychologue fera de son trauma l’objet de sa thèse de doctorat : Le thérapeute algérien face au trauma. Le destin mènera ensuite les Kendil vers le Québec, plus exactement à Amqui, en Gaspésie, où ses voisins les accueillirent avec des bleuets.

Le premier geste de Nadia fut d’appeler le maire de la ville pour se présenter et demander comment elle pouvait se rendre utile dans sa nouvelle communauté. Nadia excelle dans l’art de s’impliquer et de tisser des liens. Elle intégrera rapidement une commission scolaire pour y travailler comme conseillère en rééducation. Plus tard, elle ouvrira sa clinique privée à Québec et renouera avec sa spécialité, le stress post-traumatique.

Elle a cru longtemps que ce pays de paix qu’est le Québec était forcément un pays sans violence ni trauma. Jusqu’à ce que survienne la tuerie dans la grande mosquée de Québec. Une tragédie qui la bouleversera. Nadia s’est immédiatement portée volontaire pour aider les familles des victimes. « C’était plus fort que moi. Ça vient de mon éducation. En plus, je suis psychologue et je partage leur langue et leur culture! »

Devant l’ampleur des besoins, elle se démène pour partager ses compétences interculturelles avec ses confrères de Québec. En lançant le projet Inclusio, elle permet à quelque 5 000 intervenants en relation d’aide d’acquérir des savoirs et des compétences interculturelles utiles.

Aujourd’hui, Nadia Kendil poursuit inlassablement son engagement en faveur d’une cohabitation harmonieuse entre individus et entre communautés.

Sarra Ghribi – Coudre sa destinée

Sarra Ghribi

Sarra Ghribi a souffert d’obésité de l’âge de 15 à 19 ans et ne trouvait aucun vêtement qui lui allait. Dans les cabines d’essayage en France, où elle a grandi, elle voyait bien que les vendeuses qui la complimentaient lui mentaient. C’est en Italie qu’elle remarque que les femmes, même rondes, savaient se mettre en valeur par des tissus et des coupes qu’elle ne voyait pas en France. Sarra commence alors à confectionner ses propres robes.

Munie d’une maîtrise de l’École supérieure de gestion de Paris, elle débarque à Montréal en 2007, une ville qu’elle adore et qu’elle adopte tout de suite. L’amoureuse de la mode remarque très vite que, contrairement à la France et à sa Tunisie natale, où les femmes louent des tenues de soirée pour des occasions, cette tradition n’existe pratiquement pas au Québec.

En 2013, elle fonde ainsi l’entreprise Loue 1 Robe, qui propose la location de robes de marque. La jeune entrepreneuse devient très vite une référence dans cette nouvelle niche. En 2015, elle bonifie ses services en offrant la location de tuxedos (Loue 1 Robe / Loue 1 Tux) afin de joindre une clientèle masculine.

Sarra habille les actrices et acteurs du Québec lors de grandes occasions comme le gala des prix Gémeaux ou le Festival de Cannes. De même que des gens d’affaires et du milieu de la politique – comme la mairesse Valérie Plante – lors d’événements publics. « Il est aujourd’hui convenu de ne pas acheter trop de vêtements, pour des questions environnementales, car les vêtements qu’on porte une seule fois coûtent cher au portefeuille et à l’environnement », explique la femme d’affaires.

La pandémie fut pénible pour Sarra. Elle a perdu plus de 90 % de son chiffre d’affaires. « J’ai passé un mois ou deux à pleurer », avoue-t-elle. Pour relever son entreprise, Sarra a pensé intégrer les robes de mariée à son offre de location. « J’ai réfléchi à ce qui n’arrête pas pendant une pandémie : l’amour et les mariages, bien sûr! Les couples continuent à se marier, même par Zoom, et les femmes veulent toujours avoir leur robe de mariée », dit-elle en souriant.

Rien n’est impossible pour la petite fille qui rêvait de faire du théâtre. Il a suffi qu’elle exprime son vœu à l’une de ses clientes, une agente de distribution artistique, pour que celle-ci lui propose deux rôles principaux dans deux films québécois bientôt à l’affiche… Décidément, les astres sont vraiment bien alignés pour cette Cendrillon des temps modernes!

Naoual Rahali – Au cœur des technologies numériques

Naoual Rahali

Nouvelle immigrante, Naoual Rahali se retrouve en 2010 dans les régions de Chaudière-Appalaches, de l’Estrie et de l’Outaouais. Les défis sont nombreux pour la jeune Marocaine, mais sa belle personnalité finit par convaincre ses collègues québécois. « Même les plus réticents », ajoute-t-elle, avec le sourire. Naoual n’est pas du genre à se plaindre!

Elle gravit très vite les échelons d’InnovLOG (Institut d’innovation en logistique du Québec), passant de conseillère en logistique à chargée de projet, puis au poste de directrice générale. Naoual parle de son parcours avec émotion : « Ça allait tellement bien avec mes employeurs et mes collègues qu’ils ont décidé de créer un poste juste pour que je reste dans la boîte. »

Les diplômes de Naoual Rahali ont pesé lourd dans la progression de sa carrière. Elle est aujourd’hui titulaire d’un baccalauréat en sciences humaines, d’un diplôme d’études supérieures spécialisées (DESS) en génie industriel et d’une maîtrise en sciences de l’administration. Elle voudrait aussi trouver le temps pour terminer son doctorat en systèmes d’information, entamé à l’université Montpellier en France.

Mère de famille monoparentale de deux jeunes enfants, Naoual est passée par un divorce difficile. Quand on est femme, on ne se débarrasse pas si facilement du poids de la culture patriarcale de ses origines. S’en libérer complètement et reprendre sa vie en main est un vrai sport de combat, qu’elle mènera en solitaire.

Aujourd’hui, Naoual regarde vers l’avant. Avec toute sa connaissance de la réalité des PME québécoises, elle voudrait bien agir au cœur même des lieux décisionnels étatiques pour implanter des solutions novatrices. Qui sait, peut-être faire de la politique? Chut! Pour l’instant, c’est juste une idée fugace qui lui trotte parfois dans la tête…

Me Johara Obaïd – Une approche humaniste du droit

Me Johara Obaïd

Membre du Barreau du Québec depuis 2013, Me Johara Obaïd a commencé sa pratique au sein du cabinet d’une avocate d’origine marocaine et dont la clientèle était majoritairement composée de Maghrébin·e·s. Née au Québec, il lui a fallu comprendre rapidement les mentalités et les particularismes culturels des personnes dont elle devait défendre les intérêts.

Elle avoue que l’aide de sa mère, psychologue d’origine marocaine, lui a été d’un très précieux concours. Ainsi, un certain temps lui a été nécessaire avant de prendre la mesure du phénomène des divorces et de l’ampleur de ses nuisances sur la communauté. La jeune avocate a fini par se familiariser avec les dossiers de divorce complexes et conflictuels, au point de devenir une sorte d’experte en « divorces maghrébins »!

Dans son travail, elle développe une approche résolument humaniste qui prône la médiation et la négociation plutôt que la confrontation. Elle privilégie les ententes hors cour, moins destructrices des liens familiaux et surtout moins traumatisantes pour les enfants, pris malgré eux dans le tumulte du conflit parental.

Me Johara Obaïd affirme que son engagement dans l’action communautaire bénévole découle de son vécu professionnel, notamment en matière de différends familiaux et de divorces conflictuels. Elle s’implique non seulement comme avocate et conseillère juridique, mais aussi, grâce à son expérience, dans le milieu du soutien psychosocial. Son champ d’intervention est large, principalement auprès de l’organisme Étudiant(e)s pro bono du Canada et du Service d’avocats de garde du Barreau de Montréal.

Me Johara Obaïd est également vice-présidente du conseil d’administration de l’organisme RePère, conférencière sur les enjeux reliés au droit de la famille et auteure de divers articles sur ces questions publiés aux éditions Yvon Blais.

Neïla Mezghani – Talent de la sphère biomédicale

Neïla Mezghani

Professeure titulaire à l’Université TELUQ et chercheuse au Centre de recherche du Centre hospitalier de l’Université de Montréal (CR-CHUM), Neïla Mezghani est titulaire de la Chaire de recherche du Canada en analyse de données biomédicales. Elle est l’auteure de deux brevets, d’une centaine d’articles publiés dans des revues scientifiques réputées et de nombreuses communications dans des conférences internationales de renom.

Avec un diplôme d’ingénieure en télécommunications et un DESS en technologies de l’information en poche, obtenus tous deux à l’École supérieure des communications de Tunis, Neïla rejoint ensuite l’École nationale supérieure d’ingénieurs de Tunis. Elle y décroche un diplôme d’études approfondies (DEA) en automatique et traitement de signal, avant d’obtenir un doctorat au Centre Énergie Matériaux Télécommunications de l’INRS à Montréal.

Ses activités de recherche portent essentiellement sur la classification et l’analyse de données en génie biomédical, et sur l’élaboration d’outils basés sur des méthodes d’intelligence artificielle pour le développement de systèmes d’aide à la décision.

En 2021, Neïla Mezghani voit sa Chaire de recherche du Canada en analyse de données biomédicales être renouvelée pour cinq ans par le Programme des chaires de recherche du Canada.

Nadia Zouaoui – Journaliste et documentariste engagée

Nadia Zouaoui

Nadia Zouaoui est née en Algérie et vit au Québec depuis 1988. Elle a étudié la littérature et les communications à l’Université de Montréal et à l’Université McGill.

Journaliste et documentariste engagée, elle aborde dans ses films des questions sensibles et cruciales comme la condition des femmes en Algérie (Le voyage de Nadia), l’incidence des lois antiterroristes après les attaques terroristes du 11 septembre 2001 aux États-Unis (Peur, colère et politique), les défis du vivre-ensemble au Québec (Le procès 2.0) et les répercussions de l’islam politique sur la culture de son pays d’origine (L’islam de mon enfance).

Nadia a toujours baigné dans la diversité culturelle. Elle maîtrise au moins quatre langues et sait être sensible aux cultures qu’elles véhiculent. Elle s’est donné la mission de faire du journalisme humaniste et des documentaires d’opinion pour construire, à son échelle, des ponts entre les gens d’origines et d’opinions diverses. Par son travail, Nadia Zouaoui souhaite instaurer et nourrir la pensée critique et le dialogue pour un meilleur vivre-ensemble.