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Manon Savard : l’instinct de justice

« Chez nous, l’équité, c’était l’égalité. »

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Le jeudi 12 mars 2020, Manon Savard a pris l’enveloppe sous son bras, est allée la déposer dans une boîte aux lettres. À l’intérieur, son dossier de candidature pour prendre le relais de la juge Nicole Duval Hesler à la tête de la Cour d’appel du Québec.

Le lendemain, François Legault mettait la province sur pause.

« Je savais que le défi allait être important », laisse tomber celle qui a hésité longuement avant de manifester un intérêt pour prendre les rênes de la cour où elle siégeait depuis 2013. Elle ne se doutait pas alors que le défi allait être relevé de plusieurs crans par une pandémie qui a pris une ampleur que personne n’avait prévue à ce moment-là.

Elle est entrée en poste le 10 juin, a dû se retourner sur un 10 sous, gérer les audiences à distance, jongler avec des mesures sanitaires qui changeaient aussi vite que tourne le vent.

Manon Savard n’a jamais rêvé d’être juge en chef de la Cour d’appel du Québec, pas plus qu’elle ne s’était fixé cet objectif comme un idéal à atteindre. La vie, son instinct, l’y ont menée et elle ne se voit pas ailleurs. « Je n’avais jamais pensé que je pourrais être juge. Ça s’est fait au fur et à mesure, instinctivement. »

Elle ne pense pas à la suite, se donne donc entièrement aux défis qui sont devant elle. « Je veux amener la Cour là où elle doit être. J’ai des objectifs d’éthique très élevés, je veux qu’elle soit dans une meilleure position après moi. Quand je sentirai que je ne suis plus à ma place, j’irai vers d’autres champs d’intérêt. »

Dans le temps comme dans le temps.

L’importance de la parole donnée

La juge en chef l’admet d’emblée, elle n’a jamais été du genre à se faire un plan de match. « Ma carrière n’était pas du tout planifiée. L’élément le plus important, c’est de trouver une paix interne, de vivre avec ses propres décisions, ses propres choix. C’est ça qui m’a permis d’arriver où je suis, je crois. »

Même le droit, à la base, n’était pas prémédité, elle s’y est dirigée après un premier bac en administration des affaires à McGill. « Le droit est venu de façon accessoire », à la suggestion d’un de ses enseignant·e·s qui travaillait au cabinet Heenan Blaikie et qui lui a parlé de la pratique en droit du travail, elle qui était intéressée par les relations industrielles.

Elle était attirée par « le côté humain ».

« Je veux amener la Cour là où elle doit être. J’ai des objectifs d’éthique très élevés, je veux qu’elle soit dans une meilleure position après moi. »

Dernière d’une famille de cinq enfants, elle a d’ailleurs dû se débrouiller pour payer ce second baccalauréat. « Chez nous, l’équité, c’était l’égalité, c’était très important pour mes parents que tous les enfants aient la même chose. Comme ils avaient payé un bac aux autres, pas deux, on a fait une entente pour mes études en droit. Il n’y a aucun juriste dans ma famille. »

Elle n’a pas eu à éplucher les offres d’emploi pour faire ses premiers pas comme avocate, un de ses professeur·e·s l’ayant recommandée au cabinet Ogilvy Renault, fusionné en 2010 à Norton Rose Fulbright. « J’ai fait 23 ans dans le groupe de droit du travail », à représenter des entreprises ou des syndicats, à régler des griefs, à chercher des voies de passage.

Elle aimait le côté concret de cette pratique, qui n’a pas grand-chose à voir avec l’atmosphère feutrée des palais de justice. « Ça se passe beaucoup dans des hôtels, dans des usines. C’est un droit très proche de l’humain, c’est ce que j’aimais. Pour négocier des conventions collectives, il faut savoir comprendre les problèmes de l’autre, c’est comme ça que je l’ai pratiqué. »

Une de ses forces, « l’importance de la parole donnée », du lien de confiance. « La crédibilité professionnelle repose sur la franchise, sur le fait de savoir comment dire et quand dire. Ça m’a beaucoup servi dans mes dossiers, entre autres une fois, c’était avec la CSN, il était 3 h du matin, après trois mois de négociation. J’ai présenté quelque chose que je ne pouvais pas mettre par écrit, mais le client me connaissait, il me faisait confiance. »

Le dossier a été réglé.

Ouvrir grandes les portes

Il lui a aussi fallu prendre sa place comme femme. « À la Faculté de droit [de l’Université de Montréal], il y avait plus de femmes qui étudiaient, mais dans les cabinets, c’étaient majoritairement des hommes. Je représentais l’industrie maritime, un milieu d’hommes, et je suis heureuse d’avoir pu démontrer que c’est possible de prendre sa place, je suis fière de ça. »

Elle a su, aussi, concilier sa carrière et son rôle de mère, à sa façon. « Le meilleur conseil qui m’a été donné, c’est : “fais tes propres choix”. Il n’y a pas de bons choix ou de mauvais choix. Fixe ta limite, détermine ton équilibre, ce qui est approprié pour toi à la lumière de ta situation et vis avec. Si pour toi ce qui est important, c’est d’être à la maison à 15 h, ne va pas travailler dans un cabinet où tu vas t’affairer jusqu’à 17 h, 18 h. »

Manon Savard a pu compter sur un conjoint avec qui elle a convenu d’un partage des obligations familiales et, le soir, quand ses deux filles étaient couchées, elle se remettait au travail.

C’était son équilibre à elle.

Après plus de 20 ans en pratique privée, une autre avenue s’est présentée à elle, une avenue qu’elle n’avait jamais envisagée : la magistrature. De fil en aiguille, comme avait évolué sa carrière jusque-là, elle a postulé et a été nommée juge à la Cour supérieure du Québec en 2009. « L’idée de décider m’intéressait, mais l’idée de faire ça seule me faisait peur. »

Ainsi, quatre ans plus tard, elle a fait le saut à la Cour d’appel, où les décisions sont prises par trois juges. « À trois, il y a une idée d’échange, il y a une intimité intellectuelle. » Elle y a siégé pendant sept ans avant de faire le grand saut, de poser sa candidature pour diriger le plus haut tribunal de la province.

La juge Savard a eu tout un baptême du feu, catapultée dans la gestion de la pandémie. « Je pensais connaître ma cour, j’en ai appris encore plus. J’étais dans un contexte où je ne pouvais pas me baser sur les décisions de mes prédécesseurs, c’était tout nouveau. J’ai travaillé étroitement avec le ministère [de la Justice], je n’avais pas le choix d’avoir de l’écoute pour comprendre l’autre. Mon ancienne vie m’a été très bénéfique. »

Elle l’est encore aujourd’hui. « Il faut diriger sans donner l’impression de diriger. Nous avons tous notre indépendance judiciaire, il faut respecter l’autonomie. C’est une cour qui est collégiale. Il faut une ouverture d’esprit pour pouvoir tenir compte de l’ensemble des éléments. » À « bientôt 63 ans », elle peut rester à la tête de la Cour d’appel du Québec encore 12 ans si elle le souhaite, jusqu’à ce qu’elle souffle ses 75 bougies.

Son instinct, toujours lui, aura le dernier mot.

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Titulaire d’un diplôme d’études collégiales en art et technologie des médias du cégep de Jonquière et d’un baccalauréat de l’Université Laval, Mylène Moisan est journaliste au quotidien Le Soleil depuis 1999. Elle y signe depuis 2012 une chronique suivie par des milliers de lectrices et lecteurs. Elle y raconte des histoires singulières, variées, qui touchent à la fois les gens et la société dans laquelle nous vivons. De 1994 à 1996, elle a travaillé comme journaliste à Toronto pour l’hebdomadaire francophone L’Express, puis à la chaîne télévisée TFO pour l’émission d’affaires publiques Panorama.