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Être de tous les demains

Les femmes noires, pionnières de nos utopies collectives

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Auteur路e :

Temps estimé de lecture :5 minutes

Bandeau :Photo : © Sai De Silva (unsplash.com)

On dit que the future is female. Je suis plutôt d’avis que the future is Black, Indigenous, racialized, queer, non-binary, transgender, lesbian, cisgender female, particulièrement en contexte de crise sanitaire. Repenser notre sens commun, ça passe par un retour aux sources en rendant à César ce qui appartient à César.

Le premier État noir de notre histoire récente, c’était Haïti. Le mouvement #MeToo a été fondé par une femme noire. #BlackLivesMatter est né de l’ingéniosité de femmes noires et queers. L’une des premières maisons d’hébergement pour femmes au Canada a été dirigée par une femme noire. L’intersectionnalité a été théorisée par une juriste noire. De tout temps, les groupes historiquement marginalisés, en particulier les femmes noires, ont fait office de visionnaires, même si on s’efforce de récupérer et d’effacer leur contribution indéniable à nos sociétés dites modernes.

Je suis d’avis que la réussite d’une femme issue d’un groupe historiquement marginalisé est nécessairement collective. Pourquoi? En raison notamment de l’enjeu de la représentation. Les femmes qui appartiennent à ces groupes sont peu présentes dans l’espace public au Québec. Ce n’est pas faute de talent ou de travail acharné. La « misogynoire », telle que théorisée par la chercheuse afro-américaine Moya Bailey, leur met des bâtons dans les roues, et ce, dès le plus jeune âge.

C’est bien connu. Dans plusieurs familles issues de l’immigration, les parents enseignent très tôt à leurs enfants des phrases qui se résument grosso modo à : « Tu vas devoir travailler 45 fois plus fort que la majorité pour avoir accès au même respect et à la même dignité que les autres. » Une nécessité de transparence crève-cœur, même si ça implique d’enlever à son enfant une partie de son innocence. Simplement pour éviter que nos filles et nos garçons soient surpris que leur ingéniosité et leur génie prennent beaucoup plus de temps à être reconnus à leur juste valeur.

Paver la voie

Ainsi, une femme noire qui prend sa place, qui a la capacité de miser sur elle-même et qui fonce dans la vie est une visionnaire. La femme noire qui décide de s’affirmer, de faire rayonner son talent – peu importe sa forme – est révolutionnaire dans une société comme le Québec. Elle pave nécessairement la voie à d’autres, sans même en être consciente. Une femme noire qui connaît sa valeur permet à d’autres de prendre conscience de la leur.

Car elle donne la possibilité à toutes les petites filles noires qui ont grandi sans jamais se voir dans l’espace public, mis à part dans des représentations dégradantes et caricaturales, de pouvoir (enfin) être et vivre dans toute leur complexité. Une femme noire qui réussit permet à toutes celles et tous ceux qui sont apatrides en leur pays de revendiquer, avec fierté, un certain droit d’exister. C’est aux antipodes d’être une carriériste assoiffée de pouvoir.

« S’inscrire dans une démarche féministe, c’est miser sur la solidarité entre les femmes, peu importe qui elles sont.  »

Malheureusement, le succès des femmes dérange. C’est d’autant plus le cas lorsque ce succès est porté par une femme noire. Une étude d’Amnistie internationale démontre notamment que les femmes noires journalistes sont les premières cibles des injures en ligne sur la plateforme Twitter. Une manière de vouloir les faire taire, de les réduire au silence, de les intimider, de les diffamer, de les discréditer pour que ces femmes s’effacent de l’espace public. Une manière de leur dire qu’elles n’ont pas le droit de briller.

Ces tentatives de cancel culture, ces atteintes à la légitime liberté d’expression des femmes noires ne sont le reflet que des insécurités et de l’abîme intérieur de leurs détracteurs.

Faire briller sa lumière au service du monde

Je tiens donc à dire aux petites filles noires d’hier, d’aujourd’hui et de demain de ne jamais s’empêcher de briller pour quiconque. On ne vit pas sa vie pour plaire à tous. On vit surtout sa vie pour être heureuse, s’épanouir et pour faire briller sa lumière au service du monde entier.

Refuser de le voir ainsi, c’est se trahir soi-même, trahir ses ancêtres et trahir sa (future ou potentielle) progéniture. Une personne qui nous demande de tarir notre lumière pour ne pas faire ombrage à la sienne n’est pas une alliée et encore moins une amie. Il vaut mieux dès lors miser sur soi et s’entourer de gens suffisamment solides, confiant·e·s, bien dans leurs baskets et qui ont comme priorité notre protection et notre bonheur.

S’inscrire dans une démarche féministe, c’est miser sur la solidarité entre les femmes, peu importe qui elles sont. Chercher activement à détruire une femme noire qui a su se frayer un chemin de manière honnête est nécessairement une démarche coloniale, peu importe si elle est portée par une femme racisée, ayant des origines étrangères ou pas. Le colonialisme est quelque chose qui peut être intériorisé par celles et ceux qui en sont victimes. Jouer le jeu de l’oppresseur, c’est intérioriser les mécanismes de domination qui nous ont été inculqués pour mieux préserver le statu quo. Ce qui va nous permettre de renverser le patriarcat, c’est la bienveillance et la sororité.

L’existence des femmes noires dérange en soi. J’en sais quelque chose. Mais autant déranger en affirmant sa vérité haut et fort. Vouloir aller au bout de son plein potentiel est tout sauf une chose négative. Dans mon cas, je le fais pour honorer les durs sacrifices de mes parents et de mes ancêtres révolutionnaires haïtiens. Je le fais pour débroussailler le chemin pour mes petites sœurs et mon petit frère, pour les enfants qu’ils auront peut-être, pour les enfants que j’aurai peut-être. Cette démarche est intrinsèquement intergénérationnelle, et donc collective de facto.

À l’aube d’un monde postpandémie, à l’heure où de nombreuses militantes noires à travers la planète nous appellent à repenser notre monde et nos utopies collectives, j’affirme que nous sommes tous les demains. Et c’est une bonne chose. En dépit de la jalousie, de la médisance et des mensonges, nous étions là, nous sommes l’avenir et nous sommes là pour de bon, n’en déplaise à certain·e·s.

Kharoll-Ann Souffrant est travailleuse sociale, chercheuse, conférencière, autrice et chroniqueuse. Elle est candidate au doctorat en service social à l’Université d’Ottawa et récipiendaire des bourses Vanier et Fulbright. Son projet de thèse se penche sur le mouvement #MoiAussi de la perspective de femmes afrodescendantes du Québec.