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La réalité virtuelle au service de l’égalité

Un puissant outil de sensibilisation

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Temps estimé de lecture :5 minutes

Si on a l’impression que les développements en réalité virtuelle (RV) sont souvent l’apanage des jeux vidéo et de la pornographie, de plus en plus de projets émergents visent à combattre les discriminations, notamment les inégalités de genre. Capable de susciter l’empathie, la réalité virtuelle pourrait constituer un puissant instrument de sensibilisation.

Manon Bruncher cite l’effet Proteus : lorsqu’on incarne un personnage, à travers la réalité virtuelle ou même des jeux de rôles, on adopte ses caractéristiques. « Par exemple, si vous interprétez une personne âgée, 20 minutes plus tard, vous marcherez plus lentement. »

Reverto, la jeune entreprise de Lyon qu’elle dirige, crée des solutions en RV consacrées aux droits de la personne. Destinées aux entreprises, ces expériences s’attaquent notamment au sexisme ordinaire et au harcèlement sexuel et moral par le biais de la réalité immersive. « Nous sommes un organisme de formation. Par exemple, une de nos solutions permet aux collaborateur·trice·s d’une entreprise de se glisser dans la peau d’une employée harcelée par un collègue », explique Manon Bruncher.

Rompre avec le sexisme et le harcèlement

Les séquences durent une dizaine de minutes. Une quinzaine de personnes travaillent sur le scénario pour le rendre le plus réaliste et efficace possible, dont des chercheur·euse·s en sciences cognitives qui évaluent la portée émotionnelle du contenu de la RV. On s’assure ainsi que les expériences proposées « créent un impact émotionnel fort, capable d’influer sur les comportements ». « La RV est très prenante émotionnellement, d’autant qu’elle s’inscrit dans la mémoire à long terme. Elle favorise le développement d’importants mécanismes d’empathie, en particulier chez qui n’en a pas ou très peu. »

L’outil est utilisé pour faire comprendre comment se sent la femme violentée, sa peur, son sentiment d’être emprisonnée… Et aussi l’enfant dans sa chambre qui, derrière la porte, a tout entendu.

Reverto compte une quarantaine de clients, surtout de grandes sociétés de 2 000 employé·e·s en moyenne. Pour plusieurs, la formation classique était inefficace, indique Manon Bruncher. « En revanche, la RV permet davantage d’ouvrir le dialogue et de susciter la réflexion. Même après deux ans, les gens se souviennent en détail de la séquence “vécue”. » Reverto forme aussi les personnes chargées d’animer les discussions liées aux expériences de RV et met en œuvre des plans d’action pour lutter contre le harcèlement.

La société développe présentement un projet pour le ministère de la Justice français visant à prévenir les récidives chez les conjoints violents. « Nous travaillons avec une équipe de recherche en sciences cognitives et avec les psychologues des administrations pénitentiaires où les auteurs de violences sont déjà suivis. » L’outil est utilisé pour faire comprendre comment se sent la femme violentée, sa peur, son sentiment d’être emprisonnée… Et aussi l’enfant dans sa chambre qui, derrière la porte, a tout entendu.

En effet, plusieurs études scientifiques soulignent combien la RV peut augmenter l’empathie chez les utilisateur·trice·s. Une recherche menée à l’Université Stanford a montré que, par rapport à d’autres médias, elle peut rendre les gens plus compatissants. L’étude révèle que les personnes ayant vécu en RV l’expérience de « devenir sans-abri » se montraient plus empathiques envers les sans-abri que les autres participant·e·s.

Queer Code

Dylan Paré

Comme Reverto, de plus en plus d’organismes et de projets font appel à la RV pour combattre les discriminations liées au genre. Le collectif albertain Queer Code a ainsi créé Queer and Trans Narratives, un prototype d’expériences de RV qui permet aux participant·e·s d’évoluer dans un monde fictif et d’entendre des témoignages de personnes queers victimes de discriminations. Il existe très peu d’expériences de RV qui incluent des contenus queers et trans, soutient Dylan Paré, à la tête du collectif. « Nous voulions aller au-delà de la simulation du type un jour dans la vie de pour voir si d’autres techniques de RV pouvaient soutenir l’écoute et favoriser l’intimité. »

Le groupe a constaté que les interactions ludiques, en plus des histoires très personnelles, incitent efficacement les gens à en apprendre davantage sur le genre et la sexualité par la RV. L’expérience interactive entre deux personnes qui se connaissent a également favorisé le partage d’opinions et d’histoires profondément intimes et significatives, ajoute Dylan Paré. « Ces conversations se sont souvent étendues au-delà de l’expérience de la RV, se transformant en discussion avec nous en tant que développeurs. » Son dernier projet de RV, Mementorium, devrait être exposé dans divers festivals cette année.

Vivre la réalité transgenre

Transketeers, un collectif audiovisuel basé à Amsterdam constitué de trois hommes trans (élevés comme des filles, mais devenus hommes) travaille lui aussi sur les thèmes de la diversité de genre. À partir de l’expression de jeunes trans sur leur vécu, il a créé une expérience virtuelle pour les étudiant·e·s du secondaire, pour lutter contre la transphobie.

« Ce projet, où une fille vit l’expérience d’être traitée comme un garçon et vice versa, fait en sorte que les personnes non transgenres peuvent ressentir ce que c’est d’être “mégenrés” », explique Jonah Lamers, membre de Transketeers. Il ajoute qu’après avoir endossé les lunettes virtuelles, les participant·e·s discutent en classe de leur expérimentation.

Pendant cinq minutes, ce projet vous fait « vivre » le quotidien d’une personne transgenre. Dans la première scène de l’homme trans, vous déjeunez avec votre sœur et votre mère, et celle-ci s’exclame : « Comme j’aime déjeuner avec mes filles. » La voix hors champ – vous – se demande si elle a fait exprès ou si c’est juste une erreur, et vous lui rappelez que vous préférez être considéré comme son fils. Autre scène : vous êtes au cours de gym et le prof demande aux filles et aux garçons de se séparer. Le monologue intérieur s’active, se teintant de panique : « Où vais-je? » En plus, vous faites l’objet de quelques commentaires méchants de la part de camarades.

Plus tard, dans l’ascenseur, un homme plus âgé vous dit : « Pardon, jeune homme. » Petit moment d’euphorie : on vous reconnaît tel que vous vous sentez! Puis, vous allez passer une entrevue pour un emploi : sur le formulaire, quel « sexe » devez-vous cocher? Puis l’intervieweuse vous étudie, essayant de comprendre si vous êtes un homme ou une femme. Devez-vous lui dire ou non que vous êtes trans?

L’expérience est très puissante, fait valoir Jonah Lamers. « Le vivre ce n’est pas comme en entendre parler : ça crée davantage d’empathie. Si on vous appelle constamment “jeune femme”, ce à quoi vous ne vous identifiez pas, c’est très perturbant. » La RV a le potentiel d’être efficace, mais seulement si elle est faite correctement, précise-t-il. « Mettre le casque de RV ne suffit pas, cela doit s’intégrer dans le cadre d’un échange. »

Et au Québec?

C’est dans cette perspective qu’a été pensée il y a quelques années l’expérience de RV sur le consentement sexuel Connais-tu LA limite? – Le consentement en 360°. Réalisé par Emanuel St-Pierre et primé d’un prix Égalité Thérèse-Casgrain, ce projet du Y des femmes de Montréal s’adresse aux jeunes de 16 à 24 ans. Il permet, à l’aide de lunettes en 360°, de se mettre dans la peau d’une jeune fille mal à l’aise lorsqu’un garçon insistant entre dans sa bulle. Parions que ce projet mobile de RV, qui a effectué une tournée d’événements, de festivals et de cégeps, est le prélude à d’autres expériences du genre au Québec.