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Géorgie : la précarité des commerçantes face à la crise sanitaire

L’économie informelle fortement féminisée

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Temps estimé de lecture :6 minutes

De nombreuses femmes travaillent dans les commerces situés dans les galeries souterraines de Tbilissi, capitale géorgienne de plus d’un million d’habitant·e·s. Avec la crise sanitaire, leur quotidien déjà difficile est marqué par une précarité grandissante.

La place de la Liberté, jadis affublée du nom de Lénine, est le cœur de Tbilissi. En son centre trône une statue dorée de Saint-Georges terrassant un dragon. Ce symbole de l’indépendance de la Géorgie se dresse au milieu d’imposants bâtiments néo-classiques et au-dessus d’une longue galerie piétonne souterraine.

« Depuis le début de la pandémie, non seulement les touristes se font rares, mais les Géorgiens aussi en raison de la suspension des transports publics jusqu’en février dernier », explique Naili, 64 ans. En 2020, la Géorgie a enregistré une baisse de 80 % des visiteurs étrangers par rapport à l’année précédente.

Une ville souterraine au ralenti

Assise sur un petit tabouret, Naili attend les rares clients en écoutant les informations. Sa petite boutique vitrée vend des jouets, des souvenirs, des snacks et des boissons. Elle se trouve au pied des escaliers menant vers la prestigieuse avenue Roustavéli et l’entrée du métro. Un point de passage habituellement très fréquenté.

Ces commerces exigus se trouvent dans les nombreux souterrains de Tbilissi. Ils vendent des produits variés allant de l’alimentaire à l’habillement et aux accessoires en tous genres. On trouve aussi des salons de coiffure, des ateliers de réparation de téléphones cellulaires, des services de reprographie ou encore des toilettes payantes. Construits durant la période soviétique (1921-1991), ces passages permettent aux piétons de traverser les places et les principales avenues et d’accéder aux stations du métro.

Cette ville souterraine vit au ralenti depuis le début de la pandémie en raison de la fermeture des commerces décidée par le gouvernement au printemps 2020, puis entre la fin du mois du novembre 2020 et la fin du mois de janvier 2021.

« Au moins, durant ces périodes de confinement, nous étions exemptés de payer le loyer. Depuis, j’ai des difficultés à le payer », continue Naili. Comme de nombreuses personnes âgées, elle continue d’exercer une activité professionnelle pour compléter la faible prestation de retraite de 240 à 270 lari (de 90 $ à 105 $) par mois versée par l’État.

Sous terre ou à l’extérieur, les petits commerces indépendants sont indissociables de la vie de quartier dans la capitale géorgienne, où l’ouverture de supermarchés franchisés est un phénomène relativement récent. Ce secteur économique marqué par son caractère informel est fortement féminisé.

« Le petit commerce a pris une part très importante dans les stratégies de survie durant la crise économique qui a suivi l’effondrement du système soviétique dans les années 90. Par rapport aux hommes, les femmes ont été largement majoritaires à se voir déclasser socialement, à prendre des petits boulots », affirme Maroussia Ferry, anthropologue française qui a consacré sa thèse de doctorat aux recompositions socioéconomiques et familiales durant la période postsoviétique en Géorgie. « L’idée de monter son petit business reste une stratégie fréquente chez les femmes pauvres et précarisées, car il y a peu de taxes et les possibilités de travailler comme salarié sont limitées. »

Des conditions précaires

Vétusté, manque de lumière, absence de chauffage ou de système d’aération, les conditions de travail dans les souterrains sont souvent difficiles. « L’air est de mauvaise qualité, mais on s’y habitue », note Diana Tonoyan. Le salon de cette coiffeuse de 38 ans est situé dans la galerie commerciale menant à l’entrée du métro Varketili, une station qui dessert une grande banlieue construite à la fin de la période soviétique.

Considérés comme des commerces essentiels, les salons de coiffure et de beauté ont pu rester ouverts durant le second confinement. « J’ai quand même perdu plus de 50 % de ma clientèle à cause de la fermeture des transports publics et du fait que les gens ont peur de sortir », tempère Diana Tonoyan. Comme de nombreuses travailleuses indépendantes, elle travaille tous les jours de la semaine et elle ne s’accorde qu’une dizaine de jours de congé par an.

« Je travaille aussi tous les jours, mais je suis une des mieux loties ici car je suis salariée. Pendant la fermeture, j’ai touché mon salaire fixe d’environ 450 lari (170 $). En temps normal, j’ai aussi un intéressement de 5 % sur les ventes », affirme Maia Khuroshvili, 33 ans, vendeuse d’icônes orthodoxes dans une petite boutique appartenant aux autorités religieuses.

Maia Khuroshvili

D’autres salons de coiffure et de beauté se trouvent aussi dans la galerie d’accès au métro : « Pour moi et mes collègues, les revenus mensuels moyens pouvaient varier de 600 à 800 lari (de 230 $ à 305 $) avant la crise, affirme Dian Tonoyan. Bien sûr, ce chiffre a baissé. »

Des mesures insuffisantes

Pour atténuer les conséquences sociales de la crise sanitaire, le gouvernement a pris en charge les factures de gaz, d’eau et d’électricité des ménages. Il a aussi versé des allocations aux familles nombreuses et défavorisées.

Dans un pays où il n’existe pas d’assurance-emploi, les salarié·e·s ayant perdu leur emploi durant la pandémie ont reçu une aide exceptionnelle de 1 200 lari (460 $). En revanche, les commerçant·e·s et indépendant·e·s affecté·e·s par des mesures de fermeture ont touché 300 lari (115 $) par confinement.

Des sommes relativement faibles par rapport à l’ampleur de la crise économique et qui n’ont pas profité à tou·te·s les travailleur·euse·s précaires. Dans un secteur largement informel, de nombreuses commerçantes sont passées entre les mailles du filet social : « Je n’ai reçu aucune aide, car mon kiosque est enregistré au nom de ma fille qui est étudiante et qui travaille dans un supermarché », affirme Tsismara Chakvetadzé, dont le mari et les deux fils sont au chômage.

Cette commerçante de 59 ans tient un kiosque de draps et de vêtements d’occasion sur le trottoir devant l’entrée du plus grand bazar souterrain de Tbilissi. Situé sous la place devant la gare principale, c’est un véritable dédale où les clients peinent généralement à se croiser tant l’espace entre les boutiques est étroit. En raison de cette promiscuité, le gouvernement a repoussé de quelques semaines son ouverture.

Avec un revenu mensuel de 200 à 300 lari (de 75 $ à 115 $) en temps normal et le salaire de sa fille de 400 lari (150 $), Tsismara et sa famille avaient déjà des difficultés avant la pandémie. « Je pensais immigrer en Italie pour pouvoir aider mes enfants, mais j’ai dû repousser ce projet à cause de la crise sanitaire. »

« On observe fréquemment une alternance entre la migration et le petit commerce. Avec souvent, entre les deux, des problèmes de dettes qui sont contractées pour démarrer son activité ou partir à l’étranger », analyse Maroussia Ferry. « Même si le mythe de la success story existe, les parcours qui permettent de vraiment sortir de la précarité sont assez rares. »

« La situation est très mauvaise », déplore une autre vendeuse de vêtements d’occasion installée un peu plus loin sur le même trottoir. « C’est très dur sur le plan psychologique avec les enfants qui restent à la maison, car l’école est fermée. Et aussi sur le plan financier : le prix des vêtements importés que l’on achète en gros a augmenté à cause de la baisse du lari par rapport au dollar », affirme Lali Kortazia, 42 ans.

À ses côtés, son mari Gogi, soudeur, vient l’épauler faute de pouvoir trouver du travail dans sa branche. Même s’ils le font dans une proportion plus faible, les hommes migrent aussi pour contribuer au revenu familial. Après un premier séjour en Grèce il y a quelques années, il espère pouvoir partir à nouveau quelques mois dans un pays européen pour gagner de quoi améliorer le quotidien de sa famille.