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Pas ce soir, chéri, j’ai mal à la tête (parce que je fais ton lavage)

La charge mentale, trouble-fête de l’épanouissement sexuel?

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Quel est le lien entre la charge mentale et l’épanouissement sexuel des femmes au sein des couples hétérosexuels? On fait le point.

Dans le livre Women Who Run With the Wolves, la psychanalyste Clarissa Pinkola Estés écrit : « Il y a cette drôle de chose à propos du nettoyage de la maison… c’est que c’est une tâche qui n’est jamais terminée. C’est la façon parfaite d’empêcher une femme de faire quoi que ce soit d’autre. »

L’autrice parle ici du processus créatif : elle affirme que l’art ne peut pas être pratiqué que dans des moments « volés », entre une brassée de lavage et la préparation du souper. Que l’art prend du temps et que l’artiste doit agir avec ses pulsions et, pour y arriver, être en mesure de se reposer.

C’est la première phrase qui m’est venue en tête lorsque j’ai commencé mes recherches sur le lien entre la libido, l’épanouissement sexuel des femmes et la charge mentale. Un poids qui, encore aujourd’hui, leur incombe en grande partie. Parce que pour avoir une vie sexuelle épanouie, il faut aussi avoir du temps, pouvoir agir selon ses pulsions et être en mesure de se reposer.

De toute ma carrière de journaliste, je n’ai jamais reçu autant de témoignages que lors de cet appel à toutes. L’objectif? Recueillir l’expérience de femmes sur la question : comment la charge mentale – celle du travail domestique et familial, tant pratique qu’émotionnel et logistique – affecte-t-elle votre désir? Ma boîte courriel s’est vite transformée en un lieu libérateur où déposer son trop-plein, sa frustration, son ressentiment, sa peine et son envie de mieux.

J’avais touché un nerf et j’étais déterminée à y voir plus clair. J’ai donc fait appel à Caroline Michel, journaliste et coautrice du livre La charge sexuelle, et Alexandra Bourdages Jérôme, sexologue et psychothérapeute, deux expertes sur le sujet.

L’épuisement du corps et de l’esprit

« Pour que notre désir se manifeste, il faut avoir le temps de nous poser. Si nous sommes en mode survie, si les tâches domestiques et familiales nous écrasent, nous ne sommes pas mentalement ou physiquement disponibles pour avoir des relations sexuelles satisfaisantes », dit Alexandra Bourdages Jérôme. Elle explique que l’écart de participation aux tâches domestiques entre les femmes et les hommes se creuse souvent à l’arrivée d’enfants. Mêlé à une fatigue accrue et à certains traumatismes corporels liés à l’accouchement, ce facteur vient décupler le manque de désir et de libido du côté des femmes.

« Quand les femmes prennent conscience des inégalités au sein de leur couple, lorsqu’elles sont capables de mettre des mots sur les injustices qu’elles vivent dans l’intimité, elles peuvent reculer, se distancer de leur partenaire sur tous les plans, notamment sur le plan sexuel. »

– Caroline Michel, journaliste et autrice

« La fatigue joue pour beaucoup, mais il peut aussi y avoir un ressentiment, une frustration de ne pas voir son partenaire faire sa juste part, et qui peut refréner certaines ardeurs », dit-elle. Caroline Michel corrobore cette idée. « Quand les femmes prennent conscience des inégalités au sein de leur couple, lorsqu’elles sont capables de mettre des mots sur les injustices qu’elles vivent dans l’intimité, elles peuvent reculer, se distancer de leur partenaire sur tous les plans, notamment sur le plan sexuel. »

Lorsqu’on sait qu’au sein des couples hétérosexuels, les femmes prennent encore majoritairement en charge les tâches domestiques et parentales – y compris la contraception –, et que lors d’une relation sexuelle, elles ont un orgasme à 62 % des occasions contre 85 % pour les hommes, on arrive peut-être à mieux comprendre cette frustration.

« Lorsqu’une dynamique vraiment très inégale s’installe entre les partenaires, les femmes peuvent finir par considérer leur partenaire un peu comme un enfant dont elles doivent s’occuper, ajoute Alexandra Bourdages Jérôme. C’est assez normal de ne pas être attirée sexuellement par un partenaire dont on considère les manières comme enfantines. »

« Pas ce soir, chéri, j’ai mal à la tête »

Malgré toutes ces explications, le stéréotype de la femme mariée frigide, qui n’a pas en elle de désir intrinsèque et qui n’a utilisé sa sexualité que pour « attraper » son partenaire, a le dos large. Combien d’humoristes masculins a-t-on entendus sur le sujet? Combien de fois dans les films et séries a-t-on entendu des hommes exiger leur once-a-week à leur femme épuisée, exaspérée, pour faire rire les spectateurs?

Pour de nombreuses femmes, c’est pourtant loin d’être comique. « Au sein de notre couple, c’est moi qui me chargeais presque entièrement de notre vie de famille, de nos deux enfants – même si j’avais moi aussi une carrière prenante. J’étais au bout du rouleau, et je sentais que mon mari ne comprenait pas du tout l’état dans lequel je me trouvais », me dit Marie-Ève, 40 ans, maintenant divorcée. Elle m’explique que c’est autour de 2017, avec la démocratisation du concept de la charge mentale, qu’elle a réussi à comprendre son malaise. « Ça m’a fait me sentir moins seule, mais ça m’a aussi frustrée davantage, en tant que féministe », avoue-t-elle. Ultimement, la frustration liée à la charge mentale a eu raison de sa libido et… de son mariage.

Sortir de l’impasse

Selon Statistique Canada, « certaines études [ont montré] une progression vers une répartition plus égale des tâches ménagères [mais] le rythme auquel la répartition du travail domestique en fonction du sexe a évolué au fil du temps a été lent ». Comment alors briser la roue maintenant, dans l’immédiat? Remédier à la situation, sans imposer cette charge supplémentaire – celle de trouver des solutions – aux femmes?

Pour Caroline Michel, c’est un peu inévitable. « On s’est habitué comme société à délivrer les conseils conjugaux aux femmes, elles en sont le réceptacle du fait de leur éducation, du fait de leur rôle traditionnel. C’est une impasse, effectivement, parce qu’après leur prise de conscience, elles doivent souvent être l’initiatrice des conversations au sujet de la charge mentale et sexuelle, pour déconstruire ces dynamiques au sein de leur couple – chose qui devrait pourtant très certainement se faire à deux. »

De son côté, Alexandra Bourdages Jérôme affirme qu’elle rencontre de plus en plus d’hommes en cabinet qui manifestent un désir profond de faire mieux. « Ce que je vois en clinique est encourageant pour le futur, je remarque des changements importants dans les dynamiques de couple. » Et ça fait du bien de l’entendre.