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Le plaisir, dernier rempart des inégalités?

Entretien avec Camille Emmanuelle

Date de publication :

Auteur路e :

Temps estimé de lecture :5 minutes

Bandeau :Photo : © Romina Farías (unsplash.com)

Camille Emmanuelle est auteure, journaliste spécialiste des questions de sexualité et éditrice de la collection Sex Appeal chez l’éditeur français Anne Carrière. En 2016, elle a publié Sexpowerment, un essai qui défend un féminisme sexpositif. Épouse du dessinateur Luz, lun des survivants de lattentat de Charlie Hebdo, elle a écrit Ricochets, un récit sur les proches des victimes dattentats paru en 2021.

Les inégalités entre les femmes et les hommes se reflètent dans notre vie intime. À en croire les récentes études, le fossé orgasmique serait même plus important que celui en matière de salaires. Le sexe est-il le dernier rempart des inégalités?

Cette réalité est confirmée par les études scientifiques : lorsqu’ils ont un rapport hétérosexuel, les hommes accèdent plus rapidement et plus facilement à l’orgasme que les femmes. Dans les couples lesbiens, c’est bien différent. Il n’y a pas de fossé orgasmique, ce qui montre qu’il ne s’agit pas d’un problème physiologique. Or, les choses ont beaucoup évolué ces dernières années. La question du plaisir féminin s’est détabouisée. On parle beaucoup plus d’orgasmes et on en parle de mieux en mieux.

Qu’est-ce qui a changé par rapport à l’époque où vous avez commencé à écrire sur ce sujet?

Avant 2015 et cette révolution de l’intime qu’a très bien décrite la philosophe Camille Froidevaux-Metterie, les magazines féminins présentaient encore souvent l’orgasme féminin comme la recherche du Saint-Graal. Ils soulignaient que les hommes devaient trouver le clitoris comme s’il s’agissait de quelque chose de très bien dissimulé. Depuis, on a assisté à une prise de parole dans les médias, sur les réseaux sociaux et dans les livres sur l’anatomie du plaisir féminin.

C’est une vraie révolution : il y a une connaissance et une prise de conscience de son corps qui sont vraiment nouvelles. Ce changement est surtout visible chez les jeunes générations. Maintenant, ce n’est pas parce que la connaissance du corps féminin s’est diffusée plus largement que les femmes atteignent plus facilement l’orgasme. Nous ne sommes pas des machines, nos désirs sont mus par de nombreux facteurs.

Est-ce la faute des multiples mythes qui entourent le désir féminin?

Il y a encore beaucoup de femmes qui n’osent pas exprimer leurs désirs et leurs besoins, et des hommes et des femmes qui restent dégoûté·e·s par le sexe féminin. Cela n’aide pas à l’exploration du plaisir. Plus globalement, il existe encore un problème de représentation du sexe féminin. Un sexe féminin n’est pas lisse et propre comme une tirelire : il a des poils, des fluides, son odeur.

Pourquoi un rapport sexuel entre un homme et une femme se définit-il encore aujourd’hui principalement par une pénétration?

C’est la pornographie telle qu’elle est conçue depuis quatre ou cinq décennies qui a beaucoup contribué à mythifier la pénétration. Quand on regarde des images pornographiques de la fin du 19e et du début du 20e siècle, on voit beaucoup de cunnilingus, une pratique considérée à l’époque comme transgressive. Car d’une part, le sexe féminin n’était pas bien vu et, d’autre part, l’Église conçoit la sexualité uniquement dans une visée reproductrice, et préconise donc la pénétration. Cela dit, il est admis aujourd’hui que la sexualité ne se définit pas seulement par le coït avec la jouissance masculine qui marque la fin de l’acte.

Comment sortir de ce formatage? Peut-on éduquer ses fantasmes?

Camille Emmanuelle, auteure, journaliste et éditrice

Tellement de choses se jouent dans la sexualité : la prime enfance, les premières rencontres sexuelles, la culture environnante. Et puis la libido est une énergie qui évolue avec le temps et les défis. Il y a 10 ans, je disais et écrivais qu’il fallait sortir du plaisir hétéronormé, inciter les hommes à expérimenter la jouissance prostatique, essayer toutes sortes de jouets sexuels, etc. À l’époque, je n’avais pas d’enfant ni de vie de famille, j’avais plus de temps et cela compte dans la sexualité. Il faudrait aussi par exemple davantage parler du rôle des grands-parents dans la sexualité : quand on se retrouve sans aucune aide au sein du couple, cela change la donne de l’intimité.

Ce qui est certain, c’est que les femmes auraient une sexualité plus épanouie si elles osaient consulter un·e sexothérapeute. Les hommes se rendent tout de suite chez un·e spécialiste dès qu’ils rencontrent un problème d’érection, alors que les femmes attendent des années. C’est encore tabou et ce métier reste très méconnu.

Ne voyez-vous pas, dans ces débats autour du plaisir féminin, apparaître une nouvelle injonction, celle d’avoir toujours des orgasmes?

Par rapport à il y a 10 ou 15 ans, on trouve une profusion de textes sur le corps, le désir des femmes, le consentement. Pour certain·e·s, il y a un trop-plein d’information. Et un certain nombre de personnes – je l’entends notamment parmi les jeunes – le ressentent comme une pression. On observe un retour de bâton contre le féminisme sexpositif : la jeune génération nous signale qu’elle ne veut plus entendre parler de ces sujets, car « il n’y a pas que ça dans la vie ». Malgré tout, je préfère cet effet pernicieux à l’absence d’information. Tout ce qui touche à l’intime a des répercussions sociétales et politiques.

Quelle part le mouvement #MeToo a-t-il dans ces changements?

Globalement, le mouvement #MeToo a eu une influence très positive en libérant la parole. Mais l’un des effets pervers, c’est de présenter la sexualité comme quelque chose de dangereux. Certaines filles sont tentées de quitter le territoire de la sexualité sous prétexte qu’elles risquent des agressions.

Quel rôle l’éducation sexuelle joue-t-elle sur ce point? Est-ce que le sujet est pris suffisamment au sérieux par les sociétés et les politiques?

En France, depuis 2001, la loi prévoit trois séances annuelles d’éducation à la sexualité tout au long de la scolarité. Mais dans les faits, ça reste exceptionnel et repose uniquement sur la démarche individuelle de certain·e·s enseignant·e·s. C’est pourtant essentiel d’aborder ces sujets du désir et du consentement. L’adolescence est une période où on découvre sa sexualité, où on va ancrer des choses pour toute la vie, où très souvent s’installe cette mauvaise habitude qu’ont les femmes de ne pas exprimer leurs désirs.

« Il existe un grand fossé en matière de savoir sur la sexualité des filles et des garçons. »

– Camille Emmanuelle

Faute d’information, beaucoup d’adolescents garçons se tournent vers la pornographie, et les filles vont chercher des réponses à leurs questions sur Instagram. Autant ces dernières vont trouver des dizaines de comptes sur le plaisir féminin et le clitoris, autant les garçons ne trouveront presque rien pour répondre à leurs questions et inquiétudes. C’est une inégalité. Il existe un grand fossé en matière de savoir sur la sexualité des filles et des garçons.

Plus généralement, est-ce que cette question de la sexualité souffre d’angles morts?

Il ne faut pas toujours tout mettre sur le culturel. Il faudrait sortir de nos ornières sociologiques et voir ce que les sciences dures ont à dire sur le sujet. Mais ce n’est pas simple d’en débattre. Dès qu’on parle de biologie, on est tout de suite renvoyé à une certaine case.