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Les Déniaiseuses

Décomplexez ce sexe!

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Temps estimé de lecture :5 minutes

Bandeau :Photo : © Mary Oloumi (unsplash.com)

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 Janette Bertrand a déniaisé le Québec », cest la formule consacrée pour décrire le travail colossal de l’éducatrice populaire. Depuis 70 ans, la prolifique communicatrice ose parler de lintime : inceste, prostitution, sida, transsexualité. Mais qui sont les contemporaines de Janette? Sexprimant souvent au je, en collage, en balado ou encore sur Vimeo, elles démystifient le clitoris, la masturbation, lasexualité et l’écart orgasmique. Voici les Déniaiseuses, avec un grand D.

En 2019, à 94 ans, Janette a fait paraître le livre Vous croyez tout savoir sur le sexe? À cette question, toutes les déniaiseuses interviewées pour cet article répondraient assurément non. Un non assumé, sans complexe, mais un non qui ne s’assoit pas sur sa méconnaissance, un non désireux de fouiller, d’en apprendre davantage et surtout, de faire circuler ses trouvailles.

Les préliminettes

Ça a commencé par une blague dans un souper. Le commentaire d’un ami sur leurs voix, soi-disant pas assez suaves pour les ondes du FM. Sara Hébert et Sarah Gagnon-Piché se sont alors mises à tenir des propos osés en exagérant l’aspect caressant de leurs cordes vocales. De là est né en 2010 le concept de l’émission radiophonique Les Préliminettes à CISM, qui a abordé avec irrévérence les relations amoureuses et sexuelles.

En 2016, dans un cours de cinéma à l’Université Concordia, Lori Malépart-Traversy est tombée sur la page Wikipédia du clitoris. L’étudiante cherchait un sujet pour un court métrage d’animation en lien avec la sexualité féminine. « J’ai appris plein d’affaires que je ne savais pas. À 24 ans, j’ignorais que le clitoris avait des racines. »

La réalisatrice se dit alors qu’elle n’est probablement pas la seule à méconnaître l’unique organe du corps humain voué spécifiquement au plaisir et qu’il mérite donc qu’elle lui consacre son premier film. Treize millions de visionnements et cinq ans plus tard, on peut affirmer que Lori Malépart-Traversy a eu de l’instinct.

Les chemins des deux Sara·h et de Lori se sont croisés quand cette dernière a lu Caresses magiques, « un bouillon de poulet pour l’âme de la vulve ». Le recueil, autoédité en 2015 par le créatif duo, rassemble des témoignages sur le parcours autoérotique de 41 femmes.

L’angoisse d’être pénétrable

Lori Malépart-Traversy, réalisatrice

Inspirée par ces récits, Lori Malépart-Traversy a eu envie de s’attaquer à la masturbation, de la même manière qu’elle avait dépoussiéré le clito, avec humour et bienveillance, mais cette fois-ci, avec plus de moyens.

Produite par l’Office national du film, Caresses magiques est une série animée de cinq courts métrages, qui sera en ligne sur ONF.ca dès le 17 octobre. Le premier épisode – qui a obtenu le prix du meilleur film éducatif aux Sommets du cinéma d’animation en mai 2022 – retrace l’histoire de ce grand tabou, alors que les quatre suivants reprennent des récits tirés du premier recueil de Caresses magiques. Sara et Sarah ont aussi publié un tome 2, en 2016. Ce deuxième collectif réfléchit quant à lui aux mécaniques mentales rattachées à la sexualité.

Des livres qui servent d’outils de discussion. Du moins, c’est le souhait de Sara Hébert. L’autrice et artiste visuelle croit profondément « au pouvoir décomplexant et normalisant du récit intime ». Dans son récit, Rose-Aimée Automne T. Morin raconte comment Charles Tisseyre l’a aidée à gérer son angoisse d’être pénétrable. Sérieusement.

« Ça m’a toujours choquée qu’on considère que la sexualité est un sujet léger », se désole l’animatrice qui s’est inscrite en sexologie à l’Université du Québec à Montréal, avant de bifurquer vers la création littéraire. « Je suis devenue une autrice qui parle tout le temps de sexe. »

Surveille ton ton

Dans L’actualité intime, des capsules produites pour le média 24 heures, Rose-Aimée a abordé la méditation orgasmique, la vie sexuelle des personnes handicapées et la sexualité pendant la grossesse. « Je milite pour lutter contre l’idée que la sexualité est un sous-sujet », précise la journaliste.

Mais ce n’est pas parce qu’un thème est sérieux qu’on ne peut pas l’aborder dans la bonne humeur. « J’ai consciemment choisi d’avoir un ton pop, souriant, qui permet de passer des messages quand même radicaux », explique l’autrice, qui insiste sur l’importance de la pluralité des voix : des fâchées comme des enjouées.

« La masculinité emprisonne les hommes dans un carcan sexuel triste. »

– Rose-Aimée Automne T. Morin, journaliste

Sara Hébert, qui a assurément le sens de la formule – comme en font foi sa plateforme Filles missiles ou encore son fanzine Fru dla plotte –, décrit son ton comme « moitié drôle-moitié calice ».

Lori Malépart-Traversy utilise beaucoup l’humour dans ses films, d’abord parce que ça lui vient naturellement et aussi parce que ça lui semble une façon efficace de décomplexer des sujets intimes. « Pour que les gens se sentent à l’aise et pour rendre ça accessible à un plus grand public », raconte la multimillionnaire des visionnements.

Les déniaiseuses font remarquer par ailleurs le travail de celles qui leur ont récemment pavé la voie, avec rigueur et culot, comme Lili Boisvert (Sexplora, Le principe du cumshot). C’est vrai qu’elles sont de plus en plus nombreuses à nous décomplexer au Québec, avec Tout nu! Le dictionnaire bienveillant de la sexualité, le Club Sexu ou encore le compte TikTok de la bachelière en sexologie Anne-Marie Ménard.

Ce qui reste à déniaiser

« L’homme hétérosexuel », répond sans hésiter Rose-Aimée Automne T. Morin quand on lui demande ce qui reste à déniaiser. « La masculinité les emprisonne dans un carcan sexuel triste », ajoute-t-elle. Lori Malépart-Traversy veut davantage parler de l’écart orgasmique, du fait que les femmes hétérosexuelles jouissent moins que leurs partenaires. « Pour moi, c’est un gros manque d’éducation », analyse la réalisatrice qui n’a pas fini de fouiller le thème de la sexualité féminine dans ses films.

Selon Sara Hébert, il faut trouver une façon « d’arrêter de prêcher aux convertis », de sortir de nos chambres d’écho, de déniaiser le plus grand nombre, finalement. En effet, si les projets qui décomplexent se multiplient et qu’une panoplie d’outils de communication circulent dans certains cercles, on est loin de la portée d’un Parler pour parler et de l’influence à grande échelle de la déniaiseuse en chef.

À quand un segment sexo dans une populaire émission de téléréalité? Avis aux productrices : on a quelques suggestions de noms pour la séance de remue-méninges.