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Parole publique des femmes noires et racisées : les portes tournantes

« Ne sois pas trop féministe. »

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Temps estimé de lecture :5 minutes

Bandeau :Photo : Kharoll-Ann Souffrant – © Darwin Doleyres

Il y a de cela plusieurs années, une chaîne de télévision très réputée de la francophonie m’a invitée à participer à un projet sur le féminisme. On m’a approchée en me disant que j’étais reconnue comme une icône du mouvement au Québec, et que la production devait tourner autour de mon parcours d’engagement depuis l’âge de mes 12 ans.

Lorsque je suis arrivée sur les lieux du tournage, je me souviendrai toujours de ma profonde confusion et de ma surprise devant la première chose que les réalisatrices m’ont dite :

« Ne sois pas trop féministe. »

Ne sachant pas ce que cela signifiait dans le contexte d’un projet précisément féministe, j’ai décidé de parler vrai et avec mon cœur, comme à mon habitude. Je ne sais pas faire autrement dans la vie, de toute façon.

Quelques semaines après le tournage, les réalisatrices m’ont informée qu’elles avaient décidé de changer leur « angle » d’approche. Au fond de moi, je savais ce que ça voulait dire : on avait déterminé que ma parole et mon parcours n’étaient ni intéressants ni inspirants pour le public.

Finalement, la production m’a attribué un rôle de figurante muette. J’y apparais moins de cinq secondes. J’ai tout de suite compris que c’était une manière polie de ne pas me couper carrément au montage. On a préféré donner tout l’espace à d’autres figures du féminisme québécois déjà connues du grand public.

* * *

Des anecdotes comme celle-là, j’en cumule à la tonne depuis une décennie, certaines plus violentes que d’autres, un peu à la manière de portes tournantes…

Le plus souvent, je n’ai rien dit. Car bien que cela soit une nécessité pour une saine démocratie, prendre part au débat public demeure un privilège. J’ai fait le choix de continuer à faire mon bonhomme de chemin, en restant fidèle à mon intégrité et à mes valeurs. Même si visiblement ma présence se fait sentir et qu’elle dérange depuis longtemps.

J’aimerais vous dire que je suis un cas unique. Or, je ne le suis pas.

Lorsqu’on me trouve « trop féministe », c’est qu’on me trouve « trop noire » ou pas suffisamment engagée dans la « défense » du Québec. Le public ne serait pas « prêt » à voir débarquer une femme noire, à la peau très foncée (parce que oui, le colorisme demeure une discrimination qu’il est tabou de nommer), qui s’autorise à parler de tout, voire à critiquer ce Québec où elle est née et où elle a grandi.

Peu de gens semblent comprendre que lorsqu’on émet une critique, c’est par amour et désir d’ambition pour sa patrie et pour celles et ceux qui la composent. Malheureusement, plusieurs demeurent dans la perception que les femmes qui me ressemblent devraient se taire et être dans la gratitude des miettes qu’on leur donne, plutôt que de viser les étoiles dans toutes les dimensions de leur potentiel et de leur talent.

Un espace médiatique à investir

Les femmes racisées et noires demeurent sous-représentées dans la sphère médiatique. Et même lorsqu’elles sont présentes dans cet espace, des freins à leur prise de parole persistent.

Selon un récent sondage de l’Association canadienne des journalistes mené auprès de 3 873 journalistes de 209 salles de nouvelles, près de la moitié de celles-ci engagent exclusivement des journalistes blancs. Toujours selon ce sondage, les personnes racisées (ou dites des minorités visibles) ont moins de chance d’obtenir un poste à temps plein dans ce domaine comparativement à leurs collègues blancs.

De manière générale, les femmes sont également moins citées ou invitées à titre d’expertes, comme l’illustre une analyse récente du journal Le Devoir. Pourtant, les femmes qui ont des choses à dire et une expertise reconnue sont nombreuses.

Il ne faut jamais laisser quiconque étouffer ce qui vient naturellement du cœur lorsqu’on fait le choix, assumé, de la prise de parole publique.

Le manque de mentorat ou le peu de solidarité entre pairs dans un milieu considéré comme compétitif est aussi un enjeu. Certain·e·s s’imaginent par ailleurs à tort que nous prenons la parole pour nous forger un capital vers la politique partisane. Comme si le « simple » fait de prendre la parole publiquement n’était pas un geste politique en soi.

Sans compter la fatigue d’être invitée pour réagir essentiellement à des questions liées au racisme – comme si notre expertise et notre personne ne se limitaient qu’à ça – et j’en passe.

Malgré toutes ces barrières, prendre la parole en vaut la peine. Toutes les marques d’affection, d’empathie, d’appréciation et de solidarité spontanées et inattendues reçues de personnes totalement inconnues, peu importe leur genre ou leur couleur, le plus souvent dans l’ombre et en coulisses, m’ont permis de persévérer. Et de m’ouvrir des portes là où, initialement, on ne voulait pas de moi.

Incarner et transmettre la voix

Agir comme porte-voix pour celles et ceux qui ne se reconnaissent pas dans le paysage médiatique actuel est tout sauf une aventure solitaire. Comme membre de communauté minorisée, c’est une entreprise de facto collective. Si elle n’est pas une finalité en soi, cette représentation exerce une influence nécessairement positive sur les jeunes générations qui se sentiront plus légitimes de prendre le flambeau.

Faute de m’identifier à quelqu’un dans l’espace public au Québec, j’ai décidé d’incarner cette voix que je souhaite ardemment entendre. Ça vient avec son lot de défis et de portes qui se ferment aussitôt après s’être ouvertes. Parce que j’ai fait le choix conscient, depuis de très nombreuses années, de ne laisser personne me dénaturer.

Or, force est d’admettre qu’une porte fermée est souvent une bénédiction déguisée. Il ne faut jamais laisser quiconque étouffer ce qui vient naturellement du cœur lorsqu’on fait le choix, assumé, de la prise de parole publique. L’authenticité, plutôt que la visibilité à tout prix, est la ligne de mire que je choisirai toujours de viser.

Kharoll-Ann Souffrant est travailleuse sociale, chercheuse, conférencière, autrice et chroniqueuse. Elle est candidate au doctorat en service social à l’Université d’Ottawa et récipiendaire des bourses Vanier et Fulbright. Son projet de thèse se penche sur le mouvement #MoiAussi de la perspective de femmes afrodescendantes du Québec.