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Femmes trans à l’écran : déconstruire le cliché

Les lieux communs de la représentation

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Temps estimé de lecture :5 minutes

Bandeau :Photo : © Kyle (unsplash.com)

Les sentiments n’y sont pas trop clairs, mais les émotions sont fortes. Une jeune blonde trans embrasse sa meilleure amie. Assise dans mon salon, j’assiste à la scène sur la télévision de ma coloc. On est au printemps 2020, deux ans après mon coming out trans public, huit ans après mes premiers questionnements. C’est la première fois que je vois une telle scène avec une femme trans. Une scène sans violence, sans humiliation, sans volonté de choquer l’auditoire. La série s’appelle Euphoria et moi, je vis de l’euphorie de genre par procuration.

Ce soir-là, en pleine crise sanitaire, seule dans mon appartement, je ressens toute la force de la représentation. Je ne suis pas blonde, et ça fait bien longtemps que j’ai terminé le secondaire, mais comme femme trans, je me vois dans Jules, jouée par l’actrice trans Hunter Schafer. Et, surtout, je vois quelque chose de beau.

Le concept peut être difficile à concevoir pour une personne cisgenre qui voit ses semblables partout dans les médias. Des personnages cisgenres, c’est tenu pour acquis. Il y a les gentils, les méchants, les séduisants, les répugnants, les puissants, les sous-estimés… Pour le public trans, non seulement le choix est limité, mais on sort à peine des clichés.

Casser le stéréotype

« J’ai lu le texte et je suis partie à pleurer. »

Au téléphone, la comédienne trans Josquin Beauchemin m’explique recevoir à peu près tous les textes qui contiennent un personnage transgenre. C’est ainsi qu’elle a obtenu un rôle dans un épisode de District 31, qui la laisse plutôt amère aujourd’hui.

C’est que les Euphoria de ce monde se font rares. Comme le décrit si bien le documentaire de 2020 Disclosure, les femmes trans ont, historiquement, été confinées aux mêmes lieux communs dommageables. En fiction, nous sommes des psychopathes. Des victimes. Des putes humiliantes. Ou « des vraies jokes », comme le dit Josquin.

« On était utilisées comme pivots dramatiques, des pivots excessifs qui n’apportent rien de positif », m’explique l’actrice et autrice Gabrielle Boulianne-Tremblay. « Quand on voit des choses comme ça, c’est traumatisant, et ça entre dans l’imaginaire collectif. »

Il faut dire que peu d’œuvres de fiction mettant en scène des personnages trans ont fait appel, dans leur production, à des membres de la communauté. Si les auteurs cis sont nombreux à nous intégrer dans leurs récits pour choquer, ridiculiser ou donner l’impression d’être courageux et à l’avant-garde, sans réellement nous consulter, il est aussi extrêmement fréquent de voir des hommes cisgenres se « déguiser » en femmes trans pour jouer ces rôles.

« On n’est tellement pas appelées à avoir des rôles dans la vie, on n’a pas d’occasions de jouer, fait remarquer Gabrielle devant cette situation. Les médias sont porteurs de grands messages. Ça perpétue des idées préconçues. Être une femme trans, ce n’est pas simplement une question de mettre une perruque et du maquillage. »

Du chemin à faire

« Je dirais qu’on a un retard d’une bonne dizaine d’années au Québec sur le plan de la diversité, qu’elle soit culturelle, sexuelle ou de genre, par rapport à ce qui se fait ailleurs », observe Gabrielle.

« On est tellement loin », ajoute Josquin. « Au Québec, on prend vraiment les spectateurs pour des idiots. »

Les femmes trans ont, historiquement, été confinées aux mêmes lieux communs dommageables.

Dans leurs entretiens séparés, les deux comédiennes s’entendent sur une même piste de solution. « Ce dont on a besoin, c’est de nuances », dit Gabrielle, qui a eu la chance de jouer Chloé, sexologue, dans la série Une autre histoire à Radio-Canada. Gabrielle s’ennuie déjà de jouer Chloé. « Elle est fière, sans compromis, et vit une romance avec un homme cis. Ce type de romance est encore vu comme un tabou, et ça aide à le normaliser. »

Josquin aura quant à elle l’occasion de présenter une jeune militante trans dans la prochaine saison de Sans rendez-vous, qu’elle voit comme une représentation positive malgré quelques réserves. « Je joue une jeune fille épanouie et engagée. Mais là encore, je regarde le texte et c’est rempli de blagues de petite woke radicale. »

De l’écriture à la production

Pour elle, les meilleurs exemples de représentation viennent d’ailleurs. Elle nomme d’entrée de jeu la série américaine Pose, qui a permis à Michaela Jaé Rodriguez de devenir la première actrice trans à remporter un Golden Globe. « Non seulement il y a plein de personnages trans dans la série, mais il y a beaucoup de personnes trans impliquées dans l’écriture aussi. »

La série fantastique Sense8, qui a vu les sœurs Wachowski participer à la production, à l’écriture et à la réalisation, semble également faire consensus. Autant mes deux interlocutrices que les membres d’un groupe Facebook dans lequel j’ai lancé un vox pop ne pouvaient que louanger la série et le personnage de Nomi Marks. « On ne faisait pas un show de sa transidentité, et sa relation avec sa copine était présentée comme normale », explique Gabrielle.

« C’était ma première vision de la transidentité », raconte Josquin. « Je me disais que si elle pouvait réussir, moi aussi. »

Parce que oui, la bonne représentation, ça change les choses. Gabrielle a obtenu un succès inestimable et inespéré avec son roman La fille d’elle-même, première autofiction d’une autrice trans au Québec, paru en 2021. Et sur le terrain, elle admet recevoir encore plus de témoignages de personnes cis que trans, à qui le roman a ouvert les yeux. « J’ai rencontré une grand-mère qui m’a dit : “Ton livre m’a permis de mieux comprendre ma petite fille.” Il y a aussi un père qui m’a dit : “Je me sens moins démuni.” »

« C’est important de pouvoir s’identifier, ajoute Gabrielle. Je suis devenue en quelque sorte le modèle que j’aurais voulu avoir. Ça m’a manqué de ne pas me sentir vue ni écoutée quand j’étais jeune. Pouvoir s’identifier, c’est guérisseur, ça valide nos expériences, ça nous redonne notre dignité. »