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Laetitia Beaumel : conjuguer culture et agriculture pour un monde meilleur

Regards sur la culture – Des femmes et des lieux

Date de publication :

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Temps estimé de lecture :5 minutes

Bandeau :Photo : Laetitia Beaumel – © Pierre Barrellon

Depuis 2019, une petite révolution se déroule en Beauce. À l’initiative de Laetitia Beaumel et de ses complices, des enclos à lapins et des talles de fleurs médicinales ont grignoté une partie du gazon du presbytère de Scott. Du grand bâtiment jaune situé au cœur du village s’échappent des notes de musique électronique. Bienvenue à Nouaisons, un centre agriculturel qui allie culture et agriculture.

« Une société riche, c’est une société où tout le monde se côtoie », soutient Laetitia Beaumel, directrice administrative de Nouaisons. Cette passionnée de croisements pige des métaphores dans les multiples champs qu’elle fréquente. Sa formation couvre autant les « paysages extérieurs » que les « paysages intérieurs », qu’il s’agisse d’agriculture biologique, de géographie sociale, de santé naturelle, de musique ou de littérature.

Laetitia Beaumel conçoit la culture comme une chose vaste et essentielle. Elle se désole d’ailleurs du sort qui a été réservé à celle-ci au cours des deux dernières années. « La culture, c’est ce qui fait que l’on est relié·e·s les un·e·s aux autres, au monde et à soi-même ». Connaître, aimer, lâcher son fou, voilà ce que fait naître cette culture, qui permet aussi de comprendre qui l’on est au contact des autres. « Si on évolue dans un brouhaha et qu’on ne connaît pas son unicité, on ne peut pas entendre les autres notes », résume Laetitia Beaumel.

Selon elle, la culture va au-delà du fonctionnel, notamment en amenant les gens à réfléchir sur eux-mêmes. Son pouvoir effraie d’ailleurs les gouvernements autoritaires, comme elle l’a constaté en s’impliquant auprès de PEN International, une association qui promeut la liberté d’expression des écrivain·e·s et des journalistes.

Un décentrement à double sens

Nouaisons propose aux artistes en résidence un lieu de création foisonnant de la vie des jardins, des enfants, des animaux… Autant d’éléments qui peuvent se transformer en inspiration, selon Laetitia Beaumel. Le centre invite les artistes à découvrir d’autres réalités, à commencer par celles du monde rural. Retourner dans le concret en participant à des tâches agricoles fait du bien à plusieurs, image-t-elle, sourire en coin.

Nouaisons – Centre agriculturel. Presbytère de Scott en Beauce.

De même, le développement d’un lieu culturel dans une région qui en compte peu bouleverse les habitudes locales, pour le meilleur, croit-t-elle. « Lorsqu’un acteur du monde culturel dynamise un milieu, ça amène d’autres gens à s’engager », fait-elle remarquer en évoquant le travail transformateur de Fred Pellerin pour son village, Saint-Élie-de-Caxton.

En Beauce, les inondations de 2019 ont forcé la démolition de centaines de maisons, comme le rappelle Ludos Vézina, qui pilote le traiteur végétalien Partage végétal. Scott compte de ce fait plusieurs terrains vides au bord de la rivière Chaudière. Seront-ils un jour cultivés? « Nouaisons se situe dans un milieu où tout est à valoriser », raconte-t-il.

Un lieu pour éclore

Nouaisons s’inscrit dans le contexte du doctorat sur mesure en littérature, musique et agriculture que Laetitia Beaumel poursuit à l’Université Laval. Le nom du centre évoque ce moment où la fleur devient un fruit, rappelant sa mission d’accompagner des artistes en voie de professionnalisation.

« Pour porter fruit, il leur faut un terreau, des racines (une région, une identité), du soleil (ce qui nous illumine, les penseur·euse·s, les artistes), de l’eau (le lien entre les gens) », précise la doctorante. Autant d’éléments qu’elle chérit avec l’équipe de Nouaisons, dont son conjoint, Pierre Barrellon, assure la direction générale.

Le centre, habité par le couple et ses quatre enfants, fait la part belle à la vie familiale. C’est que le projet témoigne du désir de montrer que l’on peut élever des enfants tout en menant une carrière artistique. L’artiste-agricultrice souligne qu’en dépit de certains défis, les sphères familiales et artistiques, loin de seulement cohabiter, peuvent s’enrichir mutuellement.

Créer du lien

Le parti pris agriculturel favorise la rencontre de publics divers. Par exemple, des gens se rendant à Nouaisons pour cultiver des légumes au jardin communautaire pourraient goûter des poèmes lors de leur premier récital. Le centre se veut ouvert, populaire, intergénérationnel. Et inclusif, rajoute Ludos Vézina. En cuisinant pour les résident·e·s de l’été 2021 – l’occasion de s’initier au labourage de la terre –, il s’est réjoui du caractère rassembleur de Nouaisons, fréquenté par des gens de partout au Québec et d’ailleurs dans le monde.

Nouaisons propose aux artistes en résidence un lieu de création foisonnant en les invitant à découvrir d’autres réalités, à commencer par celles du monde rural.

Le centre s’inscrit dans une tradition d’agriculture de multifonctionnalité. Comme l’explique Laetita Beaumel, avant de se réduire à ses fonctions nourricières au tournant de l’ère industrielle, l’agriculture remplissait un éventail de vocations, dont celle de créer du lien. Grâce à ses carrières menées en parallèle, la touche-à-tout rapproche des sphères qui pourraient sembler éloignées : des milieux communautaires de La Nouvelle-Beauce, des organismes artistiques comme l’Espace de la diversité de Montréal, le terrain de jeu de Scott, des artistes, des agricultrices et des agriculteurs, etc.

Au passage, l’artiste-agricultrice compare son travail au centre au modus operandi de la poésie : « quand tu mets en relation deux mots qui n’ont jamais dialogué ensemble, tu crées une réalité nouvelle ». Et Laetita Beaumel sait de quoi elle parle, elle dont la poésie a été maintes fois primée. Son plus récent recueil, Chambres claires, est paru en 2021 aux éditions Hamac.

Étincelles agriculturelles

La proposition de Nouaisons d’établir un café culturel dans l’église de Scott, laissée vacante, a suscité l’engagement. Les gens du village ont suggéré d’ajouter une salle de spectacle au projet. Un exemple d’émulation que Laetitia Beaumel rêve de voir foisonner au-delà de La Nouvelle-Beauce.

Elle note actuellement un engouement pour les projets conjuguant culture et agriculture. Pensons à Rurart en Estrie, une initiative d’art contemporain en milieu rural, ou à Portecluse en France, qui allie élevage et maraîchage, tout en hébergeant une école, un marché et des spectacles.

À quoi rêve l’artiste-agricultrice? Que Nouaisons voie mûrir ses partenariats, ses ancrages dans la communauté, ses jardins, ses amitiés. Et pourquoi ne pas construire une serre d’abondance sur le site? Ce serait là un pas de plus vers l’autosuffisance alimentaire. Les idées ne manquent pas et, vu le dynamisme de l’initiative, nul doute qu’elles continueront de porter fruit… en ouvrant les esprits.