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La vie à une place

Germaine a tout consigné dans un cahier d’écolière au papier glacé dont elle lisse les pages tout en parlant.

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Qu’elles aient 40 ou 80 ans, que le deuil remonte à cinq ou à vingt ans, qu’elles soient engagées dans une nouvelle relation ou pas, qu’elles aient ou non profité de cette période pour se réaliser, le regret demeure, une nostalgie tenace de ce qui aurait pu être.

Germaine a tout consigné dans un cahier d’écolière au papier glacé dont elle lisse les pages tout en parlant. Elle raconte qu’elle partage son temps entre le taï-chi, la chorale, la société de généalogie, la danse et bien d’autres choses encore; qu’elle a déjà acheté ses billets pour le spectacle de Rock et Belles oreilles, qu’elle a envie de se remettre au piano.

Sous les cheveux gris et bouclés, elle a son sourire de 20 ans. Mais quand vient le temps de raconter la mort de son Ernest, la voix, soudainement, se brise.

«C’est tellement injuste! Pourquoi a-t-il fallu qu’il parte au moment où on aurait pu avoir du temps à nous? Les enfants étaient partis, on avait pris notre retraite, on se retrouvait comme de jeunes mariés. A la Saint-Valentin, il m’avait apporté le déjeuner au lit. Sur la carte, il avait écrit : « Ton mari pour la vie. . . » Il est mort deux mois plus tard! »

Germaine est dans la jeune soixantaine. Son mari est mort depuis six ans maintenant. Après avoir nié, fui, pleuré, après s’être révoltée et avoir voulu mourir, elle a fini par affronter la réalité. Elle a réappris à vivre et à rire. Mais elle n’a jamais vraiment pardonné à la vie de lui avoir volé un grand pan de bonheur.

Pas plus que Thérèse, 74 ans, dont le veuvage remonte à plus de vingt ans. Quand a-t-elle fini par accepter la mort de son conjoint? Un long silence. Elle serre les lèvres en se frottant nerveusement les doigts. « Je ne sais pas si je l’ai accepté, finit-elle par confier. . . Demain on aurait fêté notre cinquantième anniversaire de mariage. Je me demande souvent où on serait, ce qu’on ferait s’il était encore là. »

«On n’oublie jamais», tranche Francine, 38 ans, dont le mari a été emporté par le cancer à 25 ans. Malgré une nouvelle relation qui la rend heureuse, il ne se passe pas une journée sans qu’elle y pense et son cœur se serre à chaque fois qu’elle voit un enfant roux, rappel douloureux de celui qu’elle n’a pas eu. Elle n’a pas oublié.

Tout comme Christiane, Jeanne, Colette ou Diane. Qu’elles aient 40 ou 80 ans, que le deuil remonte à cinq ou à vingt ans qu’elles soient engagées dans une nouvelle relation ou pas, qu’elles aient ou non profité de cette période pour se réaliser, le regret demeure : un pourquoi qui restera à jamais sans réponse, une nostalgie tenace de ce qui aurait pu être.

«Elles n’oublient pas, c’est vrai, confirme la psychologue Aline Vézina, professeure à l’Université Laval, qui a étudié de très près les facteurs d’adaptation chez les veuves d’âge moyen. Ce qui ne veut pas dire qu’elles passent leur journée à pleurer le disparu. La plupart s’adaptent au bout de quelques années et pour certaines l’apprentissage de la solitude représente même un défi personnel d’où elles sortent grandies. »

L’éloge de la fuite

La mort d’un conjoint est l’un des événements les plus stressants qu’on puisse vivre. Tous ceux et celles qui ont étudié la question s’entendent là-dessus.

Même la mort d’un enfant malgré ce qu’elle a de révoltant, ne provoque pas le même désarroi, estime Aline Vézina. « Les parents peuvent alors se supporter mutuellement. Mais à la mort d’un conjoint, on se retrouve seule pour y faire face. C’est particulièrement dur quand le couple vivait presque en symbiose. Ce n’est pas facile de se retrouver, tout d’un coup, la moitié de soi. »

Tellement peu facile que le premier réflexe en est souvent un de négation. « Je l’ai attendu longtemps, raconte Thérèse. Je mettais de l’ordre dans ses papiers, au bureau, et c’est comme si je le faisais pour lui, pour qu’il soit fier de moi à son retour. Ç’a duré des mois. Je faisais ce qu’il fallait comme une automate, sans vraiment réaliser sa mort. »

Pendant ces six mois, elle règle la succession, distribue ses vêtements, vend la maison, partage les meubles entre les enfants quitte l’Abitibi et loue un logement à Ottawa. « C’est seulement une fois rendue là que je me suis dit : Mais qu’est-ce que je fais ici? »

Diane Légaré, psychologue à l’emploi de la Maison Alfred Dallaire, souligne que cette attitude de négation est très fréquente. « Psychologiquement, c’est une façon de se protéger. Et même sur le plan rationnel, c’est long d’intégrer la non-existence de quelqu’un, surtout s’il était très proche. C’est tellement abstrait, la mort. »

Chacune prendra le détour dont elle a besoin pour se rendre à la cruelle évidence que la disparition est bien réelle et surtout définitive. Certaines continueront à agir comme si rien ne s’était passé, d’autres s’empresseront de débarrasser la maison de toute trace du défunt. Plusieurs tenteront de s’étourdir. Une sorte de fuite en avant.

«J’ai traversé la première année comme une zombie, se souvient Christiane, dont le mari est mort sous ses yeux, foudroyé par une crise cardiaque lors d’un tournoi de raquetball, la laissant seule avec trois enfants de 2, 6 et 8 ans. « Chaque événement arrive et tu le traverses sans le voir, trop occupée que tu es à ne pas penser, à fuir. »

«La première année est la pire, reconnaît Aline Vézina. C’est la ronde des anniversaires : le premier Noël sans lui, la première fête des Pères, le premier anniversaire de mariage. . . jusqu’à l’anniversaire du décès qui vient en quelque sorte boucler la boucle. »

Mais quel que soit le détour choisi, l’abcès doit être crevé, tôt ou tard. Et ce jour-là, la peine longtemps étouffée est au rendez-vous. Thérèse, qui ne regrette pourtant pas sa décision précipitée, admet cependant avoir eu un solide coup de cafard quand elle s’est enfin arrêtée de courir. Mais elle n’a pas pleuré. Les larmes n’ont jamais réussi à trouver la sortie tant la gorge était nouée. « On a dû m’opérer pour un nodule à la glande thyroïde. J’ai toujours tout gardé en dedans, j’imagine que c’était resté bloqué là. »

A moi, pour toujours

Un amour brisé, ça vous hache le cœur menu, quelle qu’en soit la cause. Mais bizarrement, toutes croient sincèrement que la mort, si douloureuse et irréversible soit-elle, est moins pénible à vivre qu’un abandon.

Elle ne comporte pas cet insoutenable amalgame de rancœur, de doute, de culpabilité et d’espoir. Et elle n’altère pas l’image de soi. Tout ça parce que, n’ont-elles pas craint de reconnaître, « on sait où il est » -lire : pas dans les bras d’une autre!

«C’est très ambigu, avoue Diane. Une fois mort, il peut t’appartenir entièrement, il n’est à personne d’autre et ne sera jamais à personne d’autre. » Diane est sans doute le plus à même de témoigner de cette dualité puisqu’elle n’est pas une « vraie » veuve. Elle était séparée depuis deux ans lorsque son ex-conjoint est mort. Et pour ajouter encore à la marginalité, il s’agissait d’un suicide.

«Sa mort, surtout dans des circonstances aussi tragiques, est venue tout cristalliser. Elle a ravivé mon sentiment amoureux, m’a confrontée à la réalité de sa disparition et m’a fait prendre conscience que je n’avais pas fait son deuil de la séparation. J’ai vécu ce veuvage intensément. »

Mais tout cela n’est pas tranché au couteau. Certaines femmes en veulent à leur mari décédé de « leur avoir fait ça». D’autres que leur mari a laissées se servent de leur colère comme ressort pour se rebâtir. De toute façon, la souffrance se compare mal et se mesure encore moins bien. Au fond, ce qui importe, disent les spécialistes, ce n’est pas tellement la nature des émotions que la façon dont on les utilise pour se détruire ou se refaire une vie.

Le premier pas

«Avec tous les bémols nécessaires, je dirais que ça prend environ deux ans avant de pouvoir regarder vers l’avenir, » avance Aline Vézina. La nuance est en effet de mise. Chacune s’en sort à sa façon et surtout à son rythme. Certaines prendront un an, d’autres dix. La normalité est bien élastique.

Au bout d’un an, Christiane voguait à la dérive, sur l’erre d’aller de sa peine. Elle ne voyait que la famille, ne sortait plus, avait renoncé à toute coquetterie. Une dérive qui aurait pu durer longtemps si un ami n’avait pas eu le courage de la secouer. « C’était un 8 mars, un peu plus d’un an après le décès de Jacques. Cet ami est venu me voir. Il m’a parlé pendant des heures. J’ai oublié le détail, mais dans l’ensemble, ça revenait à dire que personne ne viendrait sonner à ma porte pour me faire sortir. Ça prenait ça pour me réveiller. » Quelques semaines plus tard, elle commençait effectivement à sortir, donnait son nom pour faire de la suppléance, entreprenait de rénover la maison. La machine venait de s’inverser. « Tu ne te rends pas compte que tu avances. Mais un beau jour, tu regardes en arrière et tu te dis que tu as fait pas mal de chemin. « On ne se libère pas d’un lien en attendant qu’il se défasse», a lu un jour Germaine. « C’est tellement vrai. Il faut se forcer à agir s’imposer une discipline, se prendre en main. Et ça, personne ne va le faire à notre place. »

Un peu de support, une bouée temporaire sont cependant indispensables. Dans certains cas, ce sera le souvenir même du disparu. « J’ai eu une relation fictive avec lui pendant longtemps, confie Diane. Jusqu’au moment où j’ai été assez solide intérieurement pour pouvoir vraiment le sortir de ma vie. » Pour d’autres, ce seront les enfants, une sœur plus proche ou un ami. « Mais c’est plus difficile avec la famille; elle a son propre deuil à faire, fait remarquer Colette Blais, secrétaire du Service d’entraide des veuves du Québec et elle-même veuve depuis neuf ans. C’est un peu pour ça que nous sommes là. » Et aussi pour permettre à toutes celles qui ne veulent pas « achaler » leur entourage avec leur peine-et elles sont nombreuses-de pouvoir en parler.

«Malheureusement, déplore Aline Vézina, ces groupes ne sont pas assez nombreux. On s’occupe plus des divorcées que des veuves. » Peut-être se sont-elles donné des ressources justement parce que la société reconnaissait moins généreusement leur droit au chagrin. Existe-t-il une convention collective qui prévoit un congé pour cause de mari parti?

J’me marie, J’me marie pas. . .

Une persistante rumeur veut que les veufs se remarient plus facilement que les veuves. Elle n’est pas dénuée de fondements. «Me remarier? Jamais, lance Colette Blais sans l’ombre d’une hésitation. Vous savez, on finit par se faire une vie à soi, acquérir une liberté qu’on n’est pas prête à sacrifier pour le premier venu. Et on développe ses petites habitudes. »

Un coup d’œil aux statistiques ajoute une dimension plus. . . mathématique. Selon une compilation du Bureau de la statistique du Québec, le nombre de remariages a été sensiblement le même chez les veuves que chez les veufs pour une période donnée, oscillant autour de 2 000 en 1971 et autour de 1000 en 1987. Le problème, c’est que les veuves sont cinq fois plus nombreuses que les veufs : 54 000 veufs pour 264 000 veuves au Québec en 1986.

La vraie différence est dans le temps. Selon la même étude, 60% des veufs qui se remarient le font dans les trois premières années suivant la mort de leur épouse alors que dans la même proportion, les veuves attendent cinq ans ou plus.

«Dans les premiers mois, l’idée d’un remariage n’effleure même pas l’esprit de la plupart des femmes, confirme Diane Légaré, alors que beaucoup d’hommes l’envisagent comme un moyen de s’en sortir. »

L’histoire d’Élisabeth, les 81 ans encore fringants, dix-huit ans de vie religieuse, deux fois veuve, illustre bien cette réalité. Mariée une première fois à l’âge de 39 ans, deux ans après être sortie de communauté elle a aimé « comme une petite fille». Quand son mari est mort accidentellement, après dix-sept ans d’une vie conjugale sans nuages, elle a juré qu’elle ne se remarierait jamais. « J’étais convaincue qu’on ne pouvait pas aimer deux fois comme ca. »

Dix ans plus tard, elle croise par hasard un homme qu’elle avait rencontré lors d’un voyage et dont l’épouse venait de mourir. C’était un mercredi. Le samedi suivant, il vient souper chez elle deux semaines après, il lui fait la grande demande et quatre mois plus tard, ils se marient. « J’ai vécu ça comme la continuation du même grand amour», estime Élisabeth.

Plusieurs veuves manifestent une vieille méfiance : peur d’avoir mal à nouveau, peur d’être déçue peur de faire ça avec un inconnu-présente surtout chez les plus âgées. « Au fond, ce qui plairait à la plupart d’entre nous, c’est d’avoir un bon ami pour aller au restaurant ou au cinéma. Rien de plus», dit Colette Blais.

On ne vit cependant pas les choses de la même façon quand on a 30 ou 40 ans. Christiane trouve un grand réconfort dans la tendre complicité qu’elle a développée avec ses enfants; mais elle aimerait bien, malgré tout, surtout quand tombe le soir, sentir la douce chaleur d’un corps aimant. « Tu t’occupes des enfants, tu les cajoles, tu les consoles. Mais toi, il n’y a personne pour te consoler. Toi aussi t’aurais besoin de… » La phrase reste en suspens. Avec un sourire triste qui lui fait des étoiles au coin des yeux, elle met ses bras en écharpe autour de ses épaules.

Se remarier? Non, pas vraiment. Vivre avec quelqu’un? Peut-être. « Mais il faudrait que je l’aime en maudit, qu’il m’aime maudit, qu’il aime les enfants et que les enfants l’aiment. Ça me semble beaucoup demander. » L’idéal ce serait un amour à temps partiel. Chacun chez soi avec de belles parenthèses d’intimité. Mais la perle demeure rare.

Père et mère

Ce n’est pas là la seule différence entre les veuves plus âgées et les plus jeunes. « Les jeunes veuves, surtout si elles ont des enfants, s’identifient beaucoup plus aux mères divorcées qu’aux veuves», fait d’ailleurs remarquer Aline Vézina. Leur quotidien se ressemble. En ce sens, Diane estime qu’étant la mère d’un orphelin, il est normal qu’elle se soit sentie veuve, bien que précédemment divorcée. « Tu te retrouves toute seule pour porter le fardeau financier, physique et psychologique. » Toute seule aussi pour répondre à la peine, à la colère, à l’inquiétude de son enfant.

«Le plus difficile, encore maintenant, c’est aux anniversaires des enfants, souligne Christiane. C’est là que je ressens le plus difficilement son absence! » Pour le reste, elle se débrouille, courant de réunions de parents en parties de hockey, essayant d’être présente le plus possible et d’éviter d’en mettre trop sur les épaules de sa plus grande qui lui sert un peu de confidente.

Pour éviter de blesser ces petits cœurs déjà écorchés, plusieurs renoncent à investir dans une nouvelle relation. « J’avais à peine 30 ans à la mort de Serge, se rappelle Diane. L’âge où on a envie de séduire. Mais c’est comme si sa mort avait mis cette dimension en suspens pour un temps. Et surtout, ç’avait été assez difficile pour Ugo; je ne voulais pas lui imposer une nouvelle relation. »

Elle n’a pourtant pas l’impression de s’être sacrifiée pour lui puisque ça lui a aussi permis de faire un bout de chemin essentiel. Aujourd’hui que son deuil est vraiment réglé et que son fils est presque adulte, elle s’est enfin permis d’aimer à nouveau. « Et c’est bizarre, il m’arrive de penser que mon nouveau compagnon pourrait adopter mon fils, pour qu’il ait un père. » Et tenter dans une certaine mesure de corriger l’injustice du destin.

«Ça me fait frémir quand j’entends parler de veuves joyeuses», avoue Aline Vézina. Ces veuves joyeuses dont on a longtemps parlé qui avaient allègrement assumé leur célibat forcé ne semblent plus courir les rues. Pas plus que les veuves aigries affirmant haut et fort que plus jamais elles ne « torcheraient un mari » ou les veuves transies de culpabilité de s’être senties soulagées à la mort de ce dernier.

Maintenant que le divorce est plus accessible, la mort ne représente plus, pour les couples où le pire a supplanté le meilleur, le seul moyen de reprendre sa liberté. Les veuves d’aujourd’hui auraient préféré faire tout le chemin à deux. Il en a été autrement. Alors elles ont bâti leur nouvelle vie du mieux qu’elles ont pu autour du grand trou qu’avait laissé la disparition. Tout simplement.