« Nous nous trouvons dans une période de fluctuations, de redéfinition de la façon dont nous voulons vivre ensemble, dans l’intimité et, plus généralement en société :
des messages contradictoires nous parviennent. Il n’y a plus de modèles clairs. Pour beaucoup de personnes, ces ambiguïtés et ces contradictions sont sources d’angoisse et de
détresse »
. La prémisse ainsi posée, le document Le défi de l’égalité tente de répondre à une question complexe : quel effet ont sur la santé mentale les
changements dans les rapports hommes-femmes ainsi que les phénomènes sociaux qui en découlent?
Prenons le divorce pour exemple. On sait déjà fort bien qu’il entraîne stress et détresse. Cela dit, comment les hommes et les femmes accusent-ils respectivement le coup?
Différemment, semble-t-il. Chez eux, il ferait naître de véritables crises liées à la rupture même. A preuve, les taux d’hospitalisation en psychiatrie et de suicide des
hommes grimpent en flèche à la suite d’un divorce. Chez elles par contre, c’est surtout l’appauvrissement consécutif à la séparation, qui rendrait la santé mentale plus
fragile. Car en fait qui dit divorce dit souvent du même souffle monoparentalité, vécue au féminin dans 90% des cas. La monoparentalité provoque une surcharge économique et
psychologique : le statut de mère seule constituerait un indicateur puissant d’une santé mentale chancelante.
Le mariage? Si le divorce joue en défaveur de la santé mentale des hommes, le mariage par contre leur convient mieux qu’aux femmes. Quand elles parlent de leur vie de
couple, les mots regret et insatisfaction reviennent plus fréquemment; elles se disent plus déprimées, plus anxieuses et ressentent davantage de désarroi. En un mot, « il
semblerait qu’il y ait deux mariages; celui de l’homme et celui de la femme »
.
La place sans cesse croissante des femmes dans le monde du travail provoque elle aussi des réactions différentes à l’intérieur du couple. Les femmes en retirent sans
conteste de vivifiants bénéfices psychologiques, et ce, malgré le bémol oppressant et obsédant de la double tâche. En parallèle, les hommes ne paraissent pas encore
parfaitement à l’aise avec la situation, chez les bas salariés, le travail de la conjointe déstabiliserait l’estime qu’ils ont d’eux-mêmes. De plus, nombreux sont ceux qui
éprouveront un inconfort psychologique si le salaire de leur conjointe frôle ou dépasse le leur.
Le Défi de l’égalité décortique aussi le phénomène de la prise en charge des membres de la famille, une hypothèque lourde sur la santé mentale des femmes. Il passe
au crible la violence perpétrée à leur endroit, « une violence en lien direct avec les rapports hommes-femmes »
, et les empreintes indélébiles qu’elle laisse au cœur de
celles qui la vivent. Enfin, le rapport s’attarde à l’obsession de la minceur, canon esthétique que la société invite fortement les femmes à endosser, non seulement pour être
aimées mais également pour projeter une image « acceptable ».
L’éducation coince elle aussi les femmes dans des comportements étouffants. Et elles ne sont pas seules à subir les effets de ce conditionnement : les hommes y auraient, de
leur côté, beaucoup à perdre. La pauvreté des échanges affectifs dans laquelle on les élève par souci de masculinité pourrait d’ailleurs expliquer leur désarroi d’adulte,
notamment devant le divorce : n’ayant pas appris à créer des liens, ils se retrouvent du coup coupés de leur seul repère affectif, leur conjointe. De plus, encouragés jeunes à
exprimer leur agressivité, ils auront tendance à agir de même plus tard, contre les femmes parfois, mais également envers eux. Indicateurs de santé à l’appui, la recherche
démontre qu’ils adoptent plus de conduites à risque et que, si les femmes sombrent davantage dans la détresse en cas de choc émotif, ils ont plutôt eux le réflexe de
s’autodétruire. Néanmoins, l’intérêt pour les hommes de se défaire des stéréotypes ne semble pas avoir réussi jusqu’à maintenant à balayer leur résistance au rééquilibrage des
rapports hommes-femmes. D’ailleurs le rapport laisse entrevoir que si la lutte des femmes a peut-être laissé certaines séquelles, elle leur a permis malgré tout, de gagner au
change; les hommes s’en sortiraient plus difficilement.
Un vaste programme
Le défi de l’égalité propose plusieurs avenues de prévention pour renforcer la santé mentale des femmes et des hommes, devant la nouvelle donne sociale. D’abord,
promouvoir les compétences personnelles, c’est-à-dire faire en sorte que les individus prennent plus de pouvoir sur tous les aspects de leur vie. Puis, intensifier le soutien
social en misant sur les groupes d’entraide entre pairs. Ensuite, ne pas négliger la portée des actions collectives (information de masse, développement des services… ).
Enfin, à partir d’une série de pratiques innovatrices d’organismes communautaires, les auteurs donnent des clés de réussite : les initiatives préventives doivent s’inscrire
dans les milieux où les gens vivent, valoriser l’expérience des personnes participantes et offrir des moyens de changement accessibles.
Les recommandations, plus de 80, vont de la sécurité du revenu à la formation des intervenants en santé mentale, en passant par l’éducation, les médias, l’organisation du
travail et les cours prénatals… Bref, un vaste programme qui traduit bien l’étendue du problème, ses racines, ses ramifications. En fait, Le défi de l’égalité
ratisse large du début à la fin. A tel point qu’il déborde parfois son propos, ce qu’on lui a beaucoup reproché. Il a cependant un mérite indiscutable : celui de mettre sur la
table, pour la première fois, une question centrale et suggérer qu’il y a peut-être de nouvelles pistes à défricher pour surmonter nos malaises respectifs tout comme nos
malaises communs. Ce n’est pas sans besoin : « Du bonheur des hommes et des femmes, nous ne savons presque rien, mais Le défi de l’égalité nous explique
admirablement bien combien il est facile d’oublier cet objectif »
.
Sur la même longueur d’onde?
Le sujet est inépuisable. Deux des auteurs du rapport Le défi de l’égalité précisent ici leur pensée. Nancy Guberman est professeure au Département de travail
social et membre du Centre de recherche féministe de l’Université du Québec à Montréal. Jocelyn Lindsay est professeur à l’École de service social de l’Université Laval; il
est également engagé dans des interventions en condition masculine. (Les entrevues ont été réalisées séparément).
Gazette des femmes : On a dit que votre rapport adoptait une vision trop féministe. Comment le justiffez-vous?
Guberman : Nous avons mis l’accent sur la situation des femmes, c’est vrai. Cela s’explique par la quasi-absence de recherches sur les hommes, sur leur rôle dans
les rapports hommes-femmes; celles qui existent sont en fait des études sur l’être humain. On aborde très rarement les hommes comme « groupe social»; l’univers des femmes est
beaucoup mieux cerné. Le rapport reflète cette réalité.
Lindsay : La réflexion des hommes et des femmes n’est pas rendue au même point. Je dirais que quinze ans d’évolution nous séparent. C’est le barème que j’utilise.
En voulant confronter les deux, on pensait pouvoir établir un parallèle assez simple. Ce ne fut pas le cas. Le rapport témoigne en fait de l’avance des femmes.
Gazette des femmes : Vous affirmez que la prévention doit encore passer souvent par la confrontation. Nous ne sommes donc pas rendus au point où il est possible de chercher des
solutions ensemble?
Guberman : La collaboration est certainement possible. Mais les occasions de confrontation restent inévitables. Un exemple : lors des nombreuses mises à pied dans
les cégeps, il y a quelques années, on s’est demandé comment appliquer des mesures d’action positive; puisque la plupart des femmes étaient entrées après les hommes, elles
seraient nécessairement renvoyées en premier. Ce fut un débat terrible La défense des droits des femmes, par rapport à l’État ou à l’employeur, commande encore d’adopter des
stratégies conflictuelles. Mais il y a des terrains où l’on commence ensemble, à se poser les mêmes questions : l’investissement dans le travail, l’organisation du travail, le
rapport entre le travail et la vie…
Lindsay : Les rapports hommes-femmes profitent encore davantage aux hommes; il ne faut peut-être pas espérer que ces derniers vont lâcher le morceau facilement!
Les hommes ne sont pas tellement enclins à s’investir dans des changements, pas plus qu’à voir les avantages qu’ils peuvent en retirer. Il faut pourtant provoquer les
occasions de collaboration et commencer à travailler davantage sur nos intérêts communs que sur la défense d’un territoire. Des expériences me semblent fructueuses : les
tables de concertation sur la violence conjugale, par exemple.
Gazette des femmes : On peut donc parler d’un « mur de résistance » chez les hommes. Comment faire pour le briser?
Guberman : Les hommes doivent commencer à se reconnaître comme groupe. C’est une condition pour amener un changement réel. Mais c’est loin d’être fait. On l’a vu
avec l’affaire Marc Lépine : ça ne les concernait pas. Les hommes ne prennent pas position publiquement. C’est un problème. On sait qu’ils vivent beaucoup de détresse, mais ça
ne semble pas être suffisant pour les mobiliser. Comment donc amener les hommes à se situer comme hommes, à se remettre en question dans leurs rapports avec les femmes? Le
changement viendra probablement encore des femmes, comme ce fut le cas dans la sphère publique.
Lindsay : Les hommes s’opposeraient au changement? Je n’accepte pas cette affirmation. La réalité est plus nuancée. Plusieurs signes nous laissent même croire que
des mutations sont en cours. Évidemment, ça n’a pas l’ampleur d’un mouvement social. Les femmes vont continuer un temps à être, davantage que les hommes, le moteur du
changement. Mais les groupes masculinistes mènent leur propre réflexion. Est-ce la pointe de l’iceberg? Reflètent-ils une tendance très forte? Point d’interrogation.
Gazette des femmes : Quelles sont les principales clés pour améliorer les rapports hommes-femmes et la santé mentale des femmes?
Guberman : L’autonomie économique et l’autonomie affective, bref l’autonomie tout court. Il faut réunir les conditions matérielles et « idéologiques » pour donner
leur place aux femmes, dans la société et dans le couple. Les études le démontrent : quand une femme gagne un salaire similaire à celui de son conjoint elle a beaucoup plus de
pouvoir au sein du couple. Elle est en mesure de prendre des décisions de rupture beaucoup plus facilement, si c’est nécessaire. La base de négociation est changée, et la
façon de vivre avec un homme également.
Gazette des femmes : Et la santé mentale des hommes?
Lindsay : On a identifié jusqu’ici la condition masculine à des intervenants, des universitaires bref des gens sensibilisés. L’émergence de nouvelles paroles, de
nouvelles solutions viendra aussi dans l’avenir de sous-groupes, de groupes communautaires composés d’hommes placés dans des conditions particulières. Par exemple, ceux qui
vivent une rupture; les jeunes, qui ne peuvent plus s’en remettre à un modèle dominant, qui se retrouvent dans un contexte socio-économique où la valorisation par le travail
n’a plus le même sens qu’hier. Plusieurs hommes expérimentent actuellement des pratiques silencieuses, « souterraines », au sein de groupes restreints : pour contrer la
violence dans les relations entre les adolescents ou pour faire participer les hommes lors de la naissance d’un enfant. Je ne crois pas tellement à un « mouvement des hommes
». L’avenir n’est pas aux solutions uniformisées. Il faudra profiter des périodes de transition dans la vie, ces moments où l’on accepte plus facilement de se remettre en
question.
Gazette des femmes : Pour l’heure, le portrait de la situation ne suscite pas l’optimisme, du moins selon le rapport. Serions-nous dans un creux de vague, une période de
transition vers une société meilleure?
Guberman : Je n’ai pas de réponse à cela. Quand on aborde cette question, nos réponses reflètent nos connaissances, notre univers personnel. Je ne peux pas parler
pour la majorité des femmes. Dans certains milieux, je crois que nous sommes probablement sur la pente ascendante. Pour les femmes qui ont eu accès à l’éducation supérieure et
qui ont plus de 40 ans aujourd’hui, les choses vont certainement en s’améliorant, même si je sais que plusieurs femmes seules vivent beaucoup de détresse. Pour d’autres, la
situation est parfois dramatique. Mais je n’ai pas assez d’indices…
Lindsay : Nous sommes actuellement dans une période de recherche intense qui durera probablement un certain temps encore. Du côté des femmes, les mécanismes sont
bien en place. Chez les hommes, le corridor est plus serré. Certains peuvent encore se dire, à la limite : les vingt dernières années ont été un mauvais rêve, passons à autre
chose. Les champs d’exploitation ne sont pas très bien définis. Mais nous les hommes devons certainement nous poser les questions suivantes : comment faire en sorte de ne pas
ériger de rempart contre le changement? Comment améliorer notre bien-être tout en nous assurant que les solutions avancées ne constitueront pas un frein au mieux-être des
femmes, mais iront dans le même sens?