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Les messagères du poème

« Ouvrir un recueil à l’aube, quand tout est silence et recueillement, c’est permettre aux mots d’atteindre le noyau tendre du cœur »

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« Ouvrir un recueil à l’aube, quand tout est silence et recueillement, c’est permettre aux mots d’atteindre le noyau tendre du cœur. » Celle qui s’exprime ainsi, la poète et journaliste Julie Stanton, a découvert la puissance de ce langage au début des années 80. Cette passionaria de la langue française signe pour La Gazette des femmes une ode à la poésie féminine. Un genre qui, en dépit d’une misogynie certaine du monde de l’édition, se porte de mieux en mieux au sein de la francophonie. Particulièrement au Québec où le mouvement féministe a permis cette poésie montante. La poésie, il faut la fréquenter pour l’aimer. Elle peut être découverte à l’occasion d’une soirée intimiste, dans une salle de spectacle pendant que se font entendre des voix revendicatrices ou sous les néons d’un bar enfumé où montent des vers comme une musique rock. Le quatrième Récital de poésie féminine internationale de langue française, qui aura lieu en juin prochain au Centre Wallonie-Bruxelles, à Paris, s’inscrit dans cette lignée de la poésie-événement. Organisé par Christiane Laïfaoui et Jean-Claude Rossignol, membres fondateurs de l’association Les Messagères du poème, ce moment poétique a ceci de particulier que, à l’instar des trois précédents, il donnera la parole à une trentaine de femmes en provenance des quatre coins de la francophonie. Des poètes momentanément unies par leur passion commune pour les mots en tant que véhicule privilégié pour transmettre leur présence au monde. Claudine Bertrand, Nicole Brossard, Denise Desautels, Nathalie Watteyne et moi-même (voir l’encadré « Dans l’œil de la poète ») avons eu le plaisir et l’honneur d’y représenter le Québec en 1997. De spectacle en spectacle, l’événement fait entendre la voix de près de trois cents femmes poètes, qu’elles soient connues ou méconnues, voire inconnues. Leurs textes composeront l’anthologie de poésie féminine qui paraîtra quelque part au début de l’an 2000 sous le titre Louise, Aïcha, Rachel et les autres, 330 voix de femmes à travers la poésie contemporaine de langue française. L’idée a germé chez Jean-Claude Rossignol il y a cinq ans, lorsqu’au hasard de ses nombreuses lectures poétiques il s’est interrogé sur le peu de recueils publiés par les femmes en France. Intrigués et voulant en avoir le cœur net, lui et sa compagne, Christiane Laïfaoui, effectuent des recherches pour constater « leur absence presque totale dans les ouvrages de référence qui, à six noms de femmes près sur cent auteurs, pourraient être qualifiés d’anthologies de poésie masculine. » Était-ce le cas ailleurs? Pour en savoir plus long, ils ont alors amorcé un travail de patience en vue d’entrer en communication d’abord avec celles qui avaient déjà publié, puis, au fur et à mesure qu’ils avançaient, avec des dizaines d’autres femmes de la francophonie, de l’Europe aux Amériques en passant par l’Asie et l’Afrique. Nombre d’entre elles n’avaient effectivement pas publié, « soit pour n’en avoir jamais entrepris la démarche, soit pour avoir été éconduites, soit pour avoir refusé d’en payer le prix », écrivent-ils dans l’ouvrage qui, sous le titre Récital, réunit les textes des participantes à l’événement de 1997 (Éditions Le bruit des autres, avec le concours du Centre national du livre). Cette année-là, elles venaient de la Syrie et de la République tchèque, d’Algérie et d’Haïti, du Liban, de la Guyane, de l’Île de la Réunion, de la France et du Québec, de l’Espagne et du Maroc, de la Tunisie et de l’Île Maurice, de la Suisse, de la Belgique et du Luxembourg. Devant un public attentif et sensible, elles ont dit l’amour et la mort, la révolte et l’espoir. Elles ont chanté la vie, dénoncé les génocides, pleuré la violence, nommé le pays. Si toutes ces voix ne sont pas égales, certaines se démarquant incontestablement des autres, elles ont en commun de révéler ce qui habite et hante les poètes à l’aube du troisième millénaire. Voix universelles qui mettent en lumière l’écriture poétique des femmes dont on se plaît à rêver qu’il nous soit permis de la lire avec abondance. Chose certaine, les Québécoises semblent privilégiées sur ce point par rapport à ce qui se passe dans d’autres pays, dont la France. Il y a longtemps ici que l’on peut assister à des spectacles mettant en scène la poésie des femmes et qu’elles sont de plus en plus nombreuses à investir les lieux de l’édition. L’Hexagone publie maintenant des titres des poètes Anne-Marie Alonzo, Nicole Brossard, Louise Cotnoir, Louise Desjardins, Suzanne Jacob et Louise Warren, notamment. Dans le sillage de cette importante maison d’édition, d’autres ont vu le jour, dont Trois, les Écrits des forges, la Pleine lune et Le Noroît, où nichent des œuvres des poètes Geneviève Amyot, Denise Desautels, Hélène Dorion, Louise Dupré, Christiane Frenette, Rachel Leclerc, Carole Masse, Élise Turcotte, Josée Yvon et bien d’autres, aux voix aussi prégnantes que multiples. Denise Desautels, auteure d’une dizaine de recueils de poésie, dont Le saut de l’ange qui a notamment remporté, en 1993, le prix du Gouverneur général du Canada, a de nouveau représenté le Québec à l’occasion du troisième Récital de poésie féminine internationale de langue française, qui a réuni des femmes de 22 pays. Elle se dit convaincue que cette ouverture à la poésie des femmes d’ici a été rendue possible d’abord et avant tout par le mouvement féministe qui a émergé avec force, au début des années 70, au moment où le Québec se repensait tout entier. « Je suis certaine que, proportionnellement parlant, il y a beaucoup moins de femmes qui publient en France qu’au Québec; 10 % des titres dans une année serait même un chiffre extraordinaire. Vraiment, on les cherche! » D’où l’importance de ce genre de manifestation. « En écoutant un poème qui nous touche, on a envie de connaître l’œuvre, de savoir si son auteure est éditée ou, sinon, si elle a publié dans une revue spécialisée; on a envie de la lire. Ainsi, j’ai été très impressionnée par les textes de la Tchèque Jana Boxbergerova, de l’Italienne Suzanna Licheri, de la Française Jacqueline Risset, et celui d’une des nôtres, Mona Latif-Ghattas, d’origine égyptienne. » Pour environ 125 recueils de poésie publiés au Québec au milieu des années 80, la moitié étaient signés par des femmes. Ce constat que dresse Denise Desautels lui vient d’une recension effectuée à partir de l’anthologie publiée par Nicole Brossard et Lisette Girouard, Anthologie de la poésie des femmes au Québec, Éditions du remue-ménage, 1991, en vue de donner une conférence sur le sujet en Écosse et en Angleterre. Depuis près de vingt ans, la revue Arcade (voir l’encadré « Un phare ») n’est pas sans contribuer à cette visibilité, dont l’anthologie 80 voix au féminin, parue en 1996 sous la signature de Claudine Bertrand et de Louise Cotnoir, atteste justement la présence des femmes en poésie. Les textes du premier récital des Messagères du poème ont d’ailleurs été colligés dans la revue en 1996, sous le titre « Voix internationales » (no 40). Vent d’espoir, il semble que la relève est presque assurée. « Il y a beaucoup de dynamisme chez les jeunes poètes, observe Denise Desautels. Leurs revendications ne sont pas celles des femmes de ma génération, aujourd’hui à l’aube de la cinquantaine; je sais par contre que nous les avons marquées même si elles ne sentent peut-être pas la nécessité de porter le flambeau de ce féminisme. » Elle cite, entre autres, Monique Deland qui a mérité le prix Émile-Nelligan pour son premier recueil, Géants dans l’Île (Trois), Linda Bonin, Denise Brassard et Christine Richard. « Autant de voix qui se complètent et qui prouvent que le monde ne s’est pas arrêté avec nous. Et que la réflexion se poursuit autrement. Hélène Monette, par exemple, une voix très riche et particulière, porte toute la tristesse de cette génération au regard du monde actuel. En même temps, une sorte d’ironie douloureuse confère une couleur spéciale à sa poésie montante. » Certaines de ces jeunes femmes ont déjà des recueils à leur actif et quelques-unes publient dans des revues comme Gaz moutarde et Exit consacrées à la relève. Ce type de collaboration constitue pour les poètes, quel que soit leur âge, une magnifique vitrine tant sur les plans local et national qu’international. En ce moment, Lynn Diamond, auteure du recueil de nouvelles Nous avons l’âge de la terre (Tryptique), est à préparer un dossier littéraire sur le Québec pour la revue poétique et culturelle Lieux d’Être, éditée sous l’égide de l’Association des poètes et artistes de la région audomaroise (Marcq en Barœul). De nombreuses poètes québécoises y signeront des textes sous le thème « Frontières ». Dans la foulée du troisième Récital de poésie féminine internationale de langue française, l’Italienne Suzanna Licheri et la poète syrienne Aïcha Arnaout, qui n’avaient jamais été éditées, ont été sollicitées par le responsable des Éditions Le bruit des autres pour faire une publication prochainement. En outre, l’association Les Messagères du poème et cinq des poètes ayant participé au Récital en 1997 ont été invitées à la 21e Biennale internationale de poésie qui a eu lieu à Liège, en Belgique, en septembre dernier, ce dont se réjouit Christiane Laïfaoui. « D’événement à l’essai qu’il était à ses débuts en 1994, notre récital est en train de devenir une institution dont la portée se situe aujourd’hui au-delà de la francophonie officielle. Ainsi, l’an prochain, nous aurons des représentantes d’environ 25 pays et, pour la première fois, de la Hongrie et de la Grèce; nous espérons recevoir un jour des poètes originaires des pays de l’Océanie ». Chose certaine, tous les continents seront représentés dans leur anthologie et, au fil des ans, les Éditions Le bruit des autres continueront de publier les textes des participantes au Récital. Pour qu’encore les femmes de partout se disent, émues, fragiles et fortes sous les projecteurs.

Dans l’œil de la poète

« J’écris la nuit, parce que rien ne bouge. Il n’y a pas de vibrations extérieures. On sent régner une paix, une unité. » Au chant des oiseaux, vers cinq heures du matin, Julie Stanton éteint la lumière et pose sa tête sur l’oreiller. Au total, elle aura travaillé quatre ou cinq heures de suite. « Plus que ça, ce n’est plus très productif. » Durant la journée, elle relit ses écrits nocturnes, apporte des corrections, puis met le tout de côté pour recommencer le travail de création aux douze coups de minuit. Julie Stanton vit à Québec. Journaliste et écrivaine, elle a publié un récit autobiographique, Ma fille comme une amante (Leméac), deux romans, Miljours (L’Hexagone) et Le désir fantôme (Leméac), ainsi que trois recueils de poésie, Je n’ai plus de cendre dans la bouche (La Pleine lune), La Nomade et À vouloir vaincre l’absence (L’Hexagone). Un labeur beaucoup moins romantique que bien des gens peuvent se l’imaginer. « Chaque ligne est écrite à l’arraché. À la fin, j’en arrive à penser que je n’ai plus de mots, que je les ai tous épuisés. C’est ardu. » L’écrivaine avoue mettre parfois des semaines, voire des mois à traquer l’expression juste. Elle croit que la profondeur du langage de la poésie permet de tourner le dos à « un monde de plus en plus déshumanisé, à genoux devant le veau d’or et la performance à tout crin. J’investis mon âme dans l’écriture poétique avec l’espérance que mes mots nourrissent la quête intérieure de qui me lit. » Il y a aussi des moments de grâce où surgissent spontanément des images dont la poète se servira comme autant d’esquisses pour une nouvelle œuvre à créer. Tirées de son recueil La Nomade, les lignes suivantes ont pris forme alors qu’elle se promenait sur les caps des îles de la Madeleine : « Elle marche vers moi sur la terre rouge. Elle marche avec son passé sur le dos. Où dorment des enfants morts-nés. » Ce livre lui a été dicté par la révolte, tout comme pour Je n’ai plus de cendre dans la bouche, écrit à 40 ans, au moment où elle vivait un divorce difficile. « Cela a été pour moi une façon de m’affirmer. » Au-delà des pulsions et des élans du cœur, on perçoit dans la poésie épurée de Julie Stanton une démarche intellectuelle, une volonté évidente de déstructurer la langue. « J’ai beaucoup travaillé sur la syntaxe de mes derniers textes. J’ai cherché à créer un effet de surprise en alliant le lyrisme qui caractérise mon écriture à la contemporanéité de la forme. » L’écrivaine admet d’emblée : « C’est rare qu’en poésie on vende 25 000 exemplaires! Ce que je veux surtout, c’est laisser des traces quand je vais mourir, m’inscrire dans le corpus littéraire québécois. » En fin de compte, elle affirme que l’on écrit pour soi-même avant d’écrire pour les autres. « On m’a fait remarquer que j’écrivais beaucoup sur la mort. C’est vrai. Il faut dire que les poètes sont beaucoup hantés par celle-ci et par la souffrance universelle. Nous sommes parfois dans un tel état de fragilité. » Un mot qui colle bien à Julie Stanton qui, derrière ses certitudes littéraires, donne parfois l’impression d’avoir encore la vulnérabilité d’une petite fille. On comprend que la poésie a été la porte de secours, voire l’exutoire de ses angoisses dans les instants de détresse. « Tu n’es jamais seule quand tu écris. » Julie Stanton s’apprête à publier un récit poétique dont la trame se déroule entre Kamouraska et Jérusalem : mourante, une femme s’adresse à l’homme aimé que son cheminement a poussé à suivre les traces de la Passante de Jérusalem, allégorie du peuple juif dont le destin tragique ne cesse de le hanter. Histoire de fréquenter sa poésie, voici quelques extraits de son dernier-né.
Votre main a glissé vers des audaces, votre douleur vacillé au bord du décor et de la lampe. Vous ne l’aviez pas éteinte de peur qu’envoûté s’estompe la Passante parquée par milliers dans ce qui ne s’évoque pas sans frémir. Vous avez parlé de comment on meurt. Résolument charnel sous votre admirable pudeur, le bonheur même sur mes seins vous terrifiait. Coupable d’être né quand son sang se glaçait en flammes sur la crête de l’Ettersberg. – qu’est-il arrivé à la femme, à l’enfant? – quelle femme, quel enfant? il n’y a plus personne. Où alors le soleil s’acharnait sur le givre, les clôtures métalliques, les silos. C’était d’un superbe cruel sachant que nos émois ce matin-là non plus ne vous retiendraient à Kamouraska. L’irrésistibilité était à Jérusalem.

Un phare

Claudine Bertrand, professeure de littérature au cégep de Rosemont, poète et essayiste, croit à la puissance des mots. Et à l’écriture au féminin. La revue Arcade, qu’elle a lancée en 1981, joue un rôle majeur au Québec et ailleurs dans l’affirmation, l’évolution et la diffusion de l’écriture au féminin. Seule revue littéraire francophone en Amérique du Nord à se consacrer à ce type d’écriture, Arcade publie des textes de différents genres, dont de nombreux écrits poétiques tant d’écrivaines reconnues que de poètes de la relève. En 1996, à l’occasion de son 15e anniversaire, le magazine a remporté le titre de Finaliste du grand prix du Conseil des arts de la communauté urbaine de Montréal. L’année suivante, au Gala Femmes de mérite du YWCA, Claudine Bertrand était couronnée lauréate dans le domaine des arts et de la culture, sans compter qu’elle vient de remporter le premier prix de poésie décerné par la Société des écrivains canadiens pour son recueil La montagne sacrée. Grâce à sa détermination et à sa ténacité ainsi qu’à la collaboration de toutes celles qui, au cours des ans, ont travaillé au rayonnement d’Arcade, la revue est en train de s’imposer à l’échelon international. « Nous voulons être du prochain millénaire; d’ailleurs, il s’écrira au féminin », confie Claudine Bertrand. Ambassadrice de la poésie d’ici à l’étranger, elle était, l’automne dernier, l’invitée d’honneur du Pen Club tchèque pour présenter la poésie qui s’écrit au Québec. Une invitation qui s’inscrit dans la foulée des travaux qu’elle a effectués en collaboration avec la poète et traductrice franco-tchèque Jana Boxbergerova qui prépare la traduction d’une anthologie de la poésie québécoise en tchèque. À cette occasion, Claudine a lu des extraits de ses propres œuvres, dont L’amoureuse intérieure et La montagne sacrée (Éditions Le Noroît, 1997).