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Cambodge – Femmes en ondes

Journalistes, camerawomen, monteuses, réalisatrices, les femmes du Women’s Media Center sèment le changement dans une société traditionnelle. Pour que les Cambodgiennes deviennent des citoyennes à part entière.

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Journalistes, camerawomen, monteuses, réalisatrices, les femmes du Women’s Media Center sèment le changement dans une société traditionnelle. Pour que les Cambodgiennes deviennent des citoyennes à part entière. Phnom Del est un village tranquille à deux heures de route de la capitale cambodgienne Phnom Penh. Aujourd’hui, il y règne une activité inhabituelle : on tourne un drama, formule télévisuelle très populaire dans ce pays. Vêtue d’un joli sarong, l’actrice principale enroule délicatement autour de sa tête un krama, le foulard traditionnel de coton que portent les Cambodgiennes pour se protéger du soleil. Pendant que le maquilleur retouche son visage, l’équipe de tournage s’affaire à installer l’équipement. Sous un soleil de plomb, les villageois et une ribambelle d’enfants se sont massés autour d’eux. À leur plus grand étonnement, ce sont des femmes qui manipulent la caméra et dirigent la production. Les femmes du Women’s Media Center (WMC) sont conscientes de l’intérêt qu’elles suscitent partout où elles passent. Neary Nimol est l’une des deux camera­women sur le plateau. Mariée et mère de deux enfants, elle travaille au Centre — où elle a reçu sa formation — depuis cinq ans. « Les gens me posent beaucoup de questions, surtout les filles, qui veulent savoir comment j’ai appris à faire ce métier. Je suis vraiment très fière d’être une des quatre femmes au Cambodge à l’exercer ! » Tandis qu’à quelques pas un buffle se prélasse dans la rivière et que des pêcheurs en pirogue tirent lentement leurs filets, l’activité reprend sur le plateau. Sous le regard attentif de la population locale, les acteurs se mettent en place pour répéter une scène délicate. L’homme, en colère, bat son fils et sa femme. Celle-ci pleure et tente de protéger son enfant. La dramatique sera le véhicule d’une campagne de sensibilisation à la violence domestique, un sujet dont font rarement écho les médias cambodgiens. Pourtant, selon l’enquête Cambodia Demographic and Health Survey (CDHS), publiée en , une femme sur quatre a déjà subi de la violence conjugale et 13 % des victimes ont eu des blessures nécessitant une hospitalisation. « Avant, personne ne parlait de violence domestique, surtout pas les hommes. Maintenant que les femmes ont décidé de briser le mur du silence et de s’attaquer au problème, c’est incroyable comment les choses bougent », constate Tive Sarayeth, la tête dirigeante du Women’s Media Center. Ainsi, un projet de loi visant à donner plus de pouvoir à la police pour intervenir dans les cas de violence domestique a été déposé à l’automne . Par contre, il n’existe que peu de refuges (quatre, tous situés dans la capitale) pour accueillir les victimes avec leurs enfants.

Stigmates de guerre

Comme la plupart des femmes de sa génération, Tive Sarayeth, 50 ans, a vécu des années d’horreur sous le règne des Khmers rouges (communistes révolutionnaires d’influence maoïste). « J’avais 23 ans quand ils ont envahi Phnom Penh et nous ont forcés à quitter la ville. Ma famille a été séparée et, pendant quatre ans, j’ai travaillé aux champs dans un camp de travaux forcés. J’ai appris plus tard que mes parents étaient morts de faim et d’épuisement, je ne sais même pas quand exactement ni où ils ont été enterrés. » Entre et , sous le régime radical du dictateur Pol Pot, plus de deux millions de personnes sont mortes de faim et de maladie ou ont été exécutées, soit le quart de la population du pays à cette époque. Les Khmers rouges ont décrété l’an zéro et un retour forcé à la paysannerie. Les villes ont été évacuées, l’argent, aboli, les écoles, fermées et le Cambodge, transformé en une vaste coopérative agricole. Tous les Cambodgiens instruits ou membres de l’ancien gouvernement étaient vus comme des ennemis. Une génération complète a été tuée ou mutilée. Selon l’étude Cambodia Demographic and Health Survey, publiée en , 25 % des femmes sont chefs de famille. « Toutes ces années de guerre ont également engendré une forte culture de prostitution qui persiste aujourd’hui. Il y a aussi un niveau élevé de maladie mentale, surtout chez les hommes. Beaucoup de femmes doivent s’occuper de tout : des enfants, d’un mari souvent handicapé, qui boit ou qui va chez les prostituées… », constate François Lafrenière, directeur du programme du CECI en Asie. Depuis les élections de , le Cambodge est devenu une monarchie constitutionnelle avec un premier ministre. Mais des décennies de guerre et d’un régime de parti unique rendent l’apprentissage de la démocratie très difficile. Récemment, Mam Sorando, propriétaire de Beehive FM, s’est vu retirer le droit de diffuser Voice of America et Free Asia, deux fréquences américaines en langue khmère. « Ces radios défendent la démocratie, et le gouvernement n’aime pas ça. Le drame, maintenant, c’est que ceux qui gouvernent sont d’anciens Khmers rouges. D’un côté, ils louangent la liberté d’expression, et de l’autre, ils continuent à museler toute opposition et à semer la terreur », affirme Mam Sorando. Avec celle du Women’s Media Center, Beehive FM est la seule autre radio indépendante qui donne la parole à la population et qui n’est affiliée à aucun parti politique. Seule tribune radiophonique qui donne la parole aux femmes, le WMC est né en , deux ans après les premières élections libres parrainées par les Nations Unies. Créé et dirigé uniquement par des femmes, le Centre utilise la radio et la télévision pour promouvoir des changements dans la société. Il est le plus important diffuseur public dans ce pays de 11 millions de personnes, où tous les secteurs de la vie publique, dont les médias, sont dominés par les hommes. On y produit également des vidéos et des reportages qui sont diffusés à des heures de grande écoute sur les chaînes nationales et distribuées dans les comités de femmes des communes (l’équivalent de nos comtés), un peu partout au pays. De retour à Phnom Penh, je suis invitée au quartier général afin de rencontrer les cinq codirectrices et de visiter leur station de radio, qui rejoint 60 % de la population. À , les moto-taxis déferlent déjà en un flux continu sur les larges avenues ombragées de la capitale. Deux, trois, voire quatre passagers par engin ! De ce flot émergent quelques voitures, des vélos, des rickshaws et des vendeurs ambulants poussant leur carriole à bout de bras. Se dressant à l’horizon, l’antenne de la radio du WMC est située au sud de la ville au bout d’une rue poussiéreuse, dans un secteur où subsistent encore quelques rizières. En ce , Journée internationale des droits de la personne, la radio du Centre diffuse une émission spéciale dans laquelle une femme raconte les sévices que son mari lui a fait subir alors qu’elle était enceinte de son quatrième enfant. C’est le premier d’une longue série de témoignages. En temps normal, la radio anime des tribunes téléphoniques, diffuse des bulletins d’information, des talk-shows et des émissions éducatives destinées principalement aux femmes, aux jeunes et aux enfants. « Depuis 10 ans, les médias connaissent un essor fulgurant? », affirme Chea Sundaneth, 45 ans, l’une des cofondatrices du Centre. Il existe maintenant 14 stations de radio, 6 chaînes de télévision et une quarantaine de journaux en langue khmère, qui jouissent d’une relative liberté comparativement à la situation qui prévaut dans d’autres États d’Asie ayant connu une dictature militaire. Sundaneth était reporter à la radio de l’UNTAC (United Nations Transitional Authority in Cambodia) : « Sous la dictature de Pol Pot, tout a été détruit, et les médias, complètement bannis. Après la chute du régime des Khmers rouges en , et jusqu’en , seules la radio et la télévision de l’État fonctionnaient. » Aujourd’hui, la télévision est la plus prisée par la population, surtout chez les citadins et la classe moyenne. Vient ensuite la radio, média plus facilement accessible en milieu rural et qui rejoint davantage la masse pauvre.
« La plupart des médias renvoient une image traditionnelle de la femme, qu’ils encouragent à être une bonne mère et une bonne épouse, explique Tive Sarayeth. À l’homme, le rôle de pourvoyeur, et à la femme, celui de s’occuper du foyer et des enfants. Offrir une bonne éducation aux filles devient donc inutile dans l’esprit d’une majorité de parents. Nous essayons de briser cette image, de montrer des femmes fortes qui ne dépendent pas de leur mari. Nos efforts sont beaucoup dirigés vers la jeune génération. »
Le Centre donne aussi la chance aux filles d’apprendre des métiers non traditionnels. D’ailleurs le personnel permanent, 38 personnes en tout, y est majoritairement féminin. Les employées manipulent la caméra, travaillent au montage, en studio, au micro… les seuls hommes sont le chauffeur et le gardien de sécurité. Reporter et lectrice de nouvelles à la radio du WMC, Vorleak est diplômée en journalisme et travaille au Centre depuis un an. La jeune femme aux yeux pétillants est bien décidée à faire carrière dans son domaine. Son père, commerçant, et sa mère, femme au foyer, ont encouragé leur fille à exercer la profession de ses rêves. Comme la plupart des autres employées du Centre, elle vient d’un milieu relativement modeste et contribue aux revenus de la famille. « Je suis privilégiée de faire ce métier. C’est un milieu d’hommes et très peu de parents permettent à leur fille d’y travailler », dit-elle sur le ton de la confidence. À 22 ans, Vorleak est encore célibataire et vit avec sa famille. À la différence de la plupart des filles de son âge, elle jouit d’une assez grande liberté. « Même si les jeunes filles affichent un air émancipé, sont vêtues à l’occidentale, conduisent des motos et travaillent à l’extérieur, dans les faits elles ont très peu de contrôle sur leur vie », estime toutefois Lyne Caron, depuis un an agente de liaison pour le Centre canadien d’étude et de coopération internationale (CECI) au Cambodge. « Il suffit de gratter un peu derrière cette image moderne pour s’apercevoir que les femmes subissent beaucoup de discrimination. » Dans la littérature khmère, la jeune fille est comparée à un linge de coton blanc et le garçon, à un diamant. Un linge de coton souillé ne retrouve jamais sa pureté, tandis que le diamant, s’il est nettoyé, brillera davantage. Selon le Code de conduite de la femme khmère, qui est encore donné à lire aux adolescentes de l’école secondaire, une jeune fille doit être vierge le jour de ses noces, fidèle à son mari, parler doucement, avoir de bonnes manières en tout temps et ne jamais s’opposer à son mari ou à son père. Toujours selon l’étude du CDHS, la majorité des unions sont arrangées par les parents; 43 % des femmes ont rencontré leur mari pour la première fois le jour de leur mariage et 78 % n’ont eu aucun droit de regard sur le choix de leur époux. Puisque les futures épouses se doivent d’être vierges, les jeunes hommes vivent souvent leur première expérience sexuelle avec une prostituée. Il y a les filles qu’on marie et les srey kohic (« les femmes brisées »), c’est-à-dire prostituées et victimes de viol. Il n’est pas rare que ces dernières se suicident. On les oblige parfois à épouser leur violeur pour préserver l’honneur de la famille ou pour éviter qu’elles se tournent vers la prostitution… « Tous nos documentaires et nos dramatiques sont inspirés de cas vécus. Nous n’inventons rien. Récemment, nous avons réalisé une dramatique basée sur mon expérience personnelle du divorce », raconte Som Khemra, l’une des codirectrices. « Ma séparation s’est déroulée dans la paix et sans animosité; nous voulions donner une image positive de ce genre de situation. La seule différence, c’est qu’à la fin du film, le père assume ses responsabilités auprès des enfants… ce qui n’est pas mon cas ! », ajoute-t-elle en riant. Instruites et autonomes financièrement, quatre des cinq dirigeantes du Centre sont divorcées et assument seules la garde de leurs enfants. « Ce sont des femmes très fortes et déterminées. Malheureusement, elles ne représentent qu’une minorité dans la société », fait remarquer Nathalie Michel, coopérante pour le CECI et conseillère en gestion pour le Centre depuis plus d’un an. La majorité des femmes ne savent même pas qu’elles ont le droit de divorcer. Beaucoup d’hommes abandonnent leur première épouse pour se marier avec une autre — et parfois même une troisième, plus tard — ou entretiennent une relation avec une maîtresse. Comme une majorité de couples, même mariés religieusement, ne signent pas de contrat de mariage, les Cambodgiennes n’ont aucun recours légal pour elles et leurs enfants. Un exemple, parmi tant d’autres, de l’immense travail de sensibilisation aux droits des femmes que tente de faire le WMC. Selon la conseillère Nathalie Michel, même s’il a acquis une notoriété et est reconnu comme l’une des sources d’information les plus objectives au Cambodge, le centre doit toujours demeurer très prudent dans ce qu’il diffuse. « Le gouvernement pourrait décider de le fermer du jour au lendemain s’il jugeait que le contenu des émissions dépasse les limites. Les codirectrices misent beaucoup sur l’éducation pour faire passer leur message, et évitent de critiquer directement le système. » « Beaucoup de gens disent que les médias au Cambodge ne sont pas très libres; cependant, la situation s’est grandement améliorée si on la compare à ce qu’elle était il y a 10 ans », fait tout de même remarquer la petite et menue Sarayeth Tive. À 50 ans, l’âge moyen des quatre collègues avec qui elle a fondé le Centre, elle se souvient très bien de l’époque ou elle était journaliste pour le journal du gouvernement. « Je ne pouvais pas écrire ce que je voulais, mais juste ce qui reflétait l’opinion des dirigeants. »

Chiffres à l’appui

  • Population: 11 millions, dont 85 % vivent en milieu rural
  • Taux de fécondité: 4,0 enfants
  • Espérance de vie: 54,4 ans
  • Taux de divorce: 3 %
  • 71 % de la population sait lire et écrire. En milieu rural, 40 % des femmes sont analphabètes contre 19 % des hommes, et 50 % des femmes n’ont jamais terminé leur scolarité primaire.
  • 73 % des femmes travaillent, la majorité dans l’agriculture; 9 sur 10 y sont employées de façon saisonnière, la plupart sur la terre familiale, sans recevoir de salaire.
  • Environ 40 % de la population vit sous le seuil de la pauvreté, avec à peine 1 $ par jour.
  • Sur 24 ministres, il n’y a que 2 femmes, l’une au ministère des Affaires féminines et des Vétérans, l’autre à celui de la Culture et des Arts. Au Parlement, sur un total de 122 membres, on ne retrouve que 14 élues. Et on compte 8 sénatrices pour 53 sénateurs. Quant aux 46 postes de secrétaires d’État, 3 seulement sont détenus par des femmes.
Dans un contexte d’après-guerre où les hommes occupent tous les postes de pouvoir, le Women’s Media Center apparaît comme un phare important dans le processus de démocratisation du Cambodge. Il constitue la seule tribune radiophonique et télévisuelle qui offre une perspective différente, une perspective de femmes, constate Nathalie Michel. « Les femmes du WMC sont d’excellents modèles pour la nouvelle génération. Il y en a de plus en plus, comme elles, qui osent parler et dire les vraies choses, surtout en ce qui concerne la violence et la discrimination envers les femmes. Il reste maintenant à souhaiter que les hommes écoutent davantage ce qu’elles ont à dire. »
La journaliste a pu faire ce reportage au Cambodge grâce à une contribution de l’Agence canadienne de développement international (ACDI).