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Et la sexualité, ça va?

Hypersexualisation, génitalité, mummy porn… Les femmes vivent-elles de la pression même au lit?

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Plus de 40 ans après la grande libération, comment se porte la santé sexuelle des Québécoises? À une époque où reviennent fréquemment les mots hypersexualisation et sexualité précoce dans le débat public, qu’entendent les sexologues dans leurs bureaux de consultation? La Gazette des femmes a enquêté.

Photographie de Marie-Paul Ross.
Marie-Paul Ross est religieuse, infirmière et psychothérapeute. Pour elle, c’est malheureusement à travers le regard des hommes que beaucoup de femmes mesurent la valeur de leur corps.

« Misérable! » Marie-Paul Ross n’a pas eu une seconde d’hésitation. Lorsqu’on a demandé à la sexologue de décrire l’état de santé sexuelle des Québécoises, le qualificatif a jailli. La religieuse, qui est aussi infirmière et psychothérapeute, déplore que les femmes soient « devenues des objets faciles pour qui l’intimité n’a plus de sens, des victimes d’une mode hyper sexy. Beaucoup de femmes mesurent la valeur de leur corps uniquement au regard que posent les hommes sur elles, et elles en souffrent ».

Femme-objet, existence dans le regard de l’autre : la révolution sexuelle a-t-elle eu lieu? « Il y a eu une belle ouverture au milieu des années 1970 », répond celle qui a obtenu il y a 12 ans le premier doctorat en sexologie clinique de l’Université Laval. « On reconnaissait alors le potentiel orgasmique très fort des femmes, c’était la fin de l’époque de la femme asexuée et ça laissait entrevoir un avenir lumineux pour la santé sexuelle des femmes. Mais ça a dérapé. Nous avons frappé un mur : celui de la déviance et de la pornographie », tranche l’auteure de plusieurs ouvrages, dont Je voudrais vous parler d’amour… et de sexe (Michel Lafon, 2011).

Sous pression

Dans son bureau de l’est de Montréal, Geneviève Parent rencontre des patients de 22 à 70 ans; des célibataires autant que des couples aux habitudes ancrées depuis des dizaines d’années. La sexologue clinicienne tient des propos plus nuancés quand on lui demande de se prononcer sur la condition sexuelle féminine. « Les femmes ont beaucoup plus de connaissances sur la sexualité qu’il y a quelques années. Il y a moins de tabous, elles sont plus au fait de leur corps, de leur désir. Et pour ça, il faut remercier le mouvement féministe, qui a amené les femmes à se responsabiliser davantage, note la chargée de cours au Département de sexologie de l’UQAM. Mais avec ces connaissances vient une pression. Les femmes s’en demandent beaucoup. En plus de performer dans les nombreuses sphères de leur vie, elles pensent qu’elles doivent être d’excellentes amantes : ouvertes, imaginatives, motivées. La sexualité devient une tâche et elles se retrouvent avec un grand stress de performance qui peut mener à une panne de désir. »

Photographie de Geneviève Parent.
« Les femmes ont beaucoup plus de connaissances sur la sexualité qu’il y a quelques années. Il y a moins de tabous, elles sont plus au fait de leur corps, de leur désir. Et pour ça, il faut remercier le mouvement féministe, qui a amené les femmes à se responsabiliser davantage. »
 — Geneviève Parent, chargée de cours au Département de sexologie de l’UQAM

Entre les quatre murs de son bureau de consultation, Geneviève Parent entend aussi nombre de femmes qui souffrent d’anorgasmie, soit une absence répétée et persistante d’orgasme. Viennent aussi cogner à sa porte de jeunes mères angoissées de ne pas avoir une sexualité normale après l’arrivée du poupon. De la pression, encore et beaucoup de pression.

L’obsession de la génitalité

Au banc des accusés, Marie-Paul Ross assoit fermement la pornographie. « Les femmes sont victimes d’une mode, de ce bain de porno dans lequel trempe notre société depuis 30 ans. Plus vous êtes jeune, plus cette pression est forte. Les femmes en général, mais davantage les jeunes ne savent plus ce qu’est la sexualité humaine. Les filles de 14 ans se sentent anormales et complexées quand elles n’ont pas encore eu de relations sexuelles. C’est quoi, cette folie de penser que c’est un problème? » se questionne l’énergique conférencière. « Et bon nombre de femmes qui viennent me voir considèrent qu’une relation sexuelle est ratée s’il n’y a pas eu fellation, coït anal et coït vaginal », se désole celle qui a fondé à Québec l’Institut de développement intégral (IDI), un organisme qui se spécialise dans le traitement des états de deuil, de détresse et d’anxiété.

Certains faits semblent donner raison à la catégorique religieuse qui dénonce l’omniprésence de la pornographie. En 2012, le terme mummy porn (« porno de maman ») s’est hissé parmi les finalistes du « mot de l’année », choisi par le très sérieux Oxford English Dictionary qui répertorie les néologismes dans l’air du temps. L’éclatant succès du porte-étendard de cette tendance, le roman Fifty Shades of Grey de la Britannique E. L. James, a quant à lui surpris la planète littéraire. Son mélange de romance et de scènes sadomasochistes « légères » a passionné bien des mères… Mais certains arguent qu’il s’agit d’érotisme et non de pornographie. Et de l’érotisme, les spécialistes sont nombreux à en souhaiter davantage dans notre société, car « il fait partie d’une sexualité épanouie », affirme Marie-Paul Ross.

Geneviève Parent croit aussi que, de manière générale, « la tendance de la sexualité va vers la génitalité plus que vers les besoins affectifs. Les gens n’arrivent pas à départager la sexualité amoureuse de la sexualité génitale ». La sexualité hors norme est par ailleurs davantage montrée : des nouvelles sur des maisons d’échangisme sont publiées dans certains journaux, des reportages sont consacrés aux pratiques sadomaso, etc. « Cette surexposition peut mettre de la pression sur des gens plus fragiles, influençables. Ils se diront : “Si tout le monde le fait, ce doit être moi qui suis anormal!” On entend beaucoup moins parler de ceux qui ont une sexualité tranquille; la fameuse “majorité silencieuse”, c’est elle », croit l’auteure de Questions sexuelles pour couples actuels (Éditions de l’Homme, 2011).

Plus de sexe, moins de connaissances

Sur le site de l’IDI, on peut lire que les « adolescents [sont] souvent malmenés par l’hypersexualisation de la société actuelle ». Cette idée, largement répandue dans le discours populaire, a été testée scientifiquement en 2009. Quatre chercheurs québécois se sont penchés sur ce supposé phénomène. Leurs conclusions ont été diffusées dans la revue Globe en 2009 : « les données publiées sur les conduites sexuelles des jeunes Québécois et Canadiens ne permettent pas de conclure à une diminution de l’âge du premier rapport sexuel dans la dernière décennie, ni à une exacerbation des activités sexuelles, ni à un déclin de la morale et des valeurs sexuelles ». Ils confirment par ailleurs que les jeunes sont davantage exposés à des contenus explicitement sexuels.

« Attention! met en garde Marie-Paul Ross, quand les jeunes remplissent des questionnaires, ils ne disent pas nécessairement la vérité. Ce qui ressort en thérapie est bien différent de ce qu’ils indiquent sur papier. »

« Le mot hypersexualisation est chargé. On a tendance à voir de façon très négative la sexualité des jeunes, des adolescentes particulièrement. On parle quasi uniquement de l’hypersexualisation des jeunes filles, pas des garçons. Il y a une forme de sexisme dans ce discours », croit Gabrielle*, coordonnatrice de Sens, un programme d’éducation à la sexualité. Depuis 2005, pour outiller les jeunes et pallier le vide laissé par le retrait des cours obligatoires d’éducation sexuelle (voir encadré), l’organisme montréalais À deux mains/Head & Hands a élaboré ce projet qui vise l’autonomisation des jeunes. Plus de 950 élèves de 12 à 25 ans, principalement sur l’île de Montréal, ont suivi en 2011 les ateliers donnés par l’organisme.

Photographie de Gabrielle.
Gabrielle, coordonnatrice de Sens, un programme d’éducation à la sexualité, constate qu’avec le retrait des cours obligatoires d’éducation sexuelle, les jeunes ne reçoivent que des fragments d’information.

« Les jeunes ont seulement des bribes d’information. Ils peuvent nommer certaines infections transmissibles sexuellement et par le sang (ITSS), mais sont incapables de les différencier. Ils savent que la contraception est importante, mais ne connaissent pas toutes les options. Il faut aussi définir des concepts de base avec eux, du genre “qu’est-ce que le consentement”; expliquer que ce n’est pas un état fixe et que toutes les parties impliquées doivent en discuter », résume la jeune femme de 23 ans diplômée en sexologie de l’UQAM, qui rencontre les jeunes dans les écoles.

La sexologue Geneviève Parent, qui a aussi animé des ateliers du genre avec des jeunes, note que leurs questions vont souvent dans le sens de l’affirmation de soi. « Les jeunes filles nous demandaient des trucs pour savoir comment dire clairement à leur partenaire qu’elles ne souhaitaient pas aller dans telle ou telle direction. » Gabrielle ajoute : « Les jeunes sont très critiques, ils ont l’esprit allumé et sont prêts à réfléchir. On a peur de leur faire confiance, alors que ça donnerait de meilleurs résultats. »

Ce n’est pas l’avis de tous. Dre Marie-Paul Ross est pour sa part découragée par certains jeunes ados qu’elle appelle les « full sexe ». « Ils ont 12 ans et me disent qu’ils ont la maturité nécessaire pour avoir une sexualité. Un instant! Ce n’est pas vrai. Ils n’arrivent pas à se responsabiliser par rapport aux conséquences de l’intimité et ça peut les dégoûter de leur image corporelle. »

Bref, en matière de sexualité, les jeunes doivent améliorer leurs connaissances. « Les adultes aussi! » s’exclame Gabrielle, soulignant que les majeurs et vaccinés estiment en savoir beaucoup sur la sexualité sans être nécessairement mieux outillés que leurs enfants. Et tous doivent gagner en confiance. Ce qui permettra, selon Geneviève Parent, de « se défaire de la pression sociale qui pousse vers une sexualité qui ne nous ressemble pas ».

  1. * Le nom de famille de Gabrielle n’est pas mentionné car l’organisme À deux mains/Head & Hands/ a comme politique de préserver la confidentialité de son personnel.

La fin de la FPS

Au milieu des années 1980, le programme de formation personnelle et sociale (FPS), qui comprenait un volet éducation à la sexualité, est déployé dans les écoles du Québec. Le cours est aboli avec la réforme de l’éducation de 2001; les écoles québécoises ont alors pour mandat d’inclure l’éducation à la sexualité dans leur formation générale. Depuis que la tâche incombe à l’ensemble des enseignants, cette importante responsabilité tombe parfois dans les craques du plancher. L’éducation des Québécois en ce qui a trait à la sexualité en est donc une à géométrie variable. Le Dr Réjean Thomas a fait plusieurs sorties dans les médias pour dénoncer l’abolition des cours obligatoires d’éducation à la sexualité, qu’il dit en partie responsable de la recrudescence des cas d’ITSS. À titre d’exemple, les chiffres du ministère de la Santé et des Services sociaux indiquent que, de 1997 à 2010, les cas déclarés de chlamydia ont augmenté de 150 %.